La tribu d’en face

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23 / 01 / 2015
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En ce temps là, l’ancien Crédit Agricole occupait la plus grande partie de la rue Marcellin Berthelot et tout un angle de la place Saint Mamert où se trouvait mon bureau. Chargé à mon retour d’Algérie du service Bourse, je me devais à plusieurs tâches plus ou moins agréables dont j’ai déjà parlé. Il était urgent que je gagne ma vie. Mon père était mort en 1957, ma mère ne travaillait pas et ma sœur recevait chez Soisson un salaire de misère.

Outre ces travaux qu’il n’est pas trop utile d’évoquer, j’avais soin de surveiller de l’autre côté de la place, une « tribu » dont les exactions mettaient en joie le personnel et réjouissaient les spectateurs.

De quoi se composait cette tribu dont ma place me permettait, comme les fumerolles alertent le volcanologue, de prévenir le quartier de l’approche d’une éruption ?

Elle se composait de Juliette, grande femme vêtue de noir et couverte de bondieuseries : médailles, images de saints et chapelets enroulés autour de tous ses membres. Juliette était partagée entre Saint Eusèbe (on disait alors St Usèbe) et son misérable logis. J’imagine qu’elle faisait la quête et veillait toujours à rapporter des cabas plein de litres de rouge, que ne devaient pas couvrir de grandes marques.

Le second membre du trio était un nain : Gond, bien entendu surnommé « le petit gond »et qui devait entretenir l’humble demeure, formée par des poutres entassées sur quelques murs décrépits.

Le troisième membre du trio était un géant : comment le décrire ? Il y avait dans les premiers films de Charlot, un personnage de grande taille, qui mettait en fuite les ouvriers, assommait les syndicalistes, et qui, affreusement grimé, semait horriblement la terreur.

C’était à peu près lui, bien qu’il n’usait de sa force qu’avec mesure. D’où tirait-il son argent ? Je ne sais. Sans doute jouait-il sur les chantiers le rôle confié au personnage de Charlot.

Ça commençait par des cris et des glapissements de Juliette, bien loin de ressembler, sinon par la puissance, aux mélodieux élans de la Callas, lorsqu’elle abordait le « Miserere de Trouvère ». Il manquait aussi le chœur des moines qui glace le public d’un « sinistre effroi. »

Puis, par les fenêtres dépourvues de carreaux, étaient balancés sur la place les menus objets du quotidien : assiettes, bols, tasses, mais tout de même pas les verres. Le ton montait, la voix de basse du géant faisait trembler tout ce qui ne demandait qu’à le faire.

Sur les coups de midi, ça s’apaisait un peu. Puis réchauffé par le vin, le ton montait à nouveau : on ne se parlait plus, on se hurlait des choses intraduisibles.

Enfin le géant ouvrait grand les pauvres fenêtres et tout le mobilier allait s’entasser sur la place, où il se brisait. (en fait il l’avait déjà été vingt fois).

Toute activité autour de la place s’arrêtait, les fenêtres étaient bondées, c’était la joie de la distraction tant attendue.

Enfin venait le dernier acte : l’apothéose.

Le géant, de son formidable pied, expulsait sur la place Gond et Juliette, généralement dans le plus simple appareil.

La joie redoublait, le délire ouvrait grand ses portes.

Le petit gond courait, couvrant d’un vieux journal son humble quéquette.

Juliette devait à ses bondieuseries une sorte de vêtement.

Le géant restait dans l’antre et mugissait de temps en temps.

Enfin venaient les flics. Il n’y avait pas de rébellion, bien que l’embarquement du géant posait quelques problèmes.

Quelques temps plus tard, le Crédit Agricole gagna le haut de la butte St Siméon.

Tout s’éteignit, tout se calma. Que sont-ils devenus ?

Nemo cogitationis poenam patitur…

19 janvier 2015 – Fragments – Jean Jacques L.

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