La bombe au père Lampion

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04 / 12 / 2014
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Pan-pan-pan, pan-pan-pan, pan-pan-pan ! Des années 1945 à 1957, la rue Basse-Perrière résonnait de ce rythme ternaire simple, sans cesse répété et qui était un fond sonore continu facile à retenir. C’était le cordonnier Ailrau dit Lampion qui battait la semelle sans cesse et sans relâche. À l’époque il n’y avait pas de télévision. Le spectacle de l’artisan courbé sur le cuir humide retenait l’attention des gosses dont j’étais. Il y avait toujours devant sa fenêtre 4 ou 5 jeunes têtes occupées à suivre le travail lent et précis du père Lampion et l’évolution du labeur toujours très sonore.

Le matin, le père lampion n’était guère loquace. Il se contentait de quelques grognements et sacrait fortement le nom de Dieu lorsqu’un obstacle survenait. Cela durait jusque vers les 15h, moment où il délaissait la besogne pour aller boire du gros rouge dans son arrière-boutique, puis carrément sur la planche épaisse qui lui servait de plan de travail et de comptoir. Le temps passant, il évoquait les guerres que son dos tordu lui avait évitées. Des combats imaginaires ponctués de coups de marteau de plus en plus rageurs ; d’heure en heure ses propos devenaient forts et violents. Il s’en prenait à son foutu métier, aux clients rares et mauvais payeurs, aux gens qui passaient, à sa solitude, à cette guerre qui se terminait autrement qu’il aurait fallu. Sa voix s’élevait quand se vidaient les chopines de vin, le ton montait, notre jeunesse ne lui suffisait pas, il lui fallait du monde, un public !

Vers 17h il gueulait ses rancœurs, ses espoirs et ses déceptions à la cantonade. « voilà ce qu’il convenait de faire, ce qu’il aurait fallu éviter ! On aurait dû tenter cela, vouer ceci aux gémonies ! Ah, qu’on lui laisse le soin d’agir ! Le pouvoir de décider ! » Il devenait tyran, dictateur, formulait des lois sublimes, des menaces ignobles. La foule grossissait peu peu. Le marteau ne battait plus, le cuir était écarté par des gestes puissants et sans appel.

« Approchez éructait-il et surtout faîtes silence ! Et que ce silence soit aussi obstiné que le silence d’une tombe ! Je vais vous confier le grand secret de l’apocalypse, que chaque soir je prépare, je soigne, je peaufine…Gardez sur mes propos un silence absolu : à vous je le divulgue, à vous je le confie ! Qu’il vous pèse sur le cœur, qu’il verrouille vos cervelles !

Le jour je travaille, mais la nuit aussi je travaille dans le secret, le silence, et l’horreur suprême de l’Abjection… Je fabrique une bombe atomique… »

Stupeur, émoi, doutes sarcastiques… Mais c’était l’époque de Bikini. L’Amérique montrait sa jeune force dans un délire de films, d’affiches, d’articles. Ce déchaînement médiatique montait et grisait les esprits faibles et exaltés aussi par le bon vin de pays. Sur la bombe, c’était le secret : on n’en savait rien en dehors de sa monstrueuse puissance.

Il y avait bien quelques revues scientifiques que je lisais avec passion sans toujours en comprendre le sens. Le père Lampion devait aussi s’en procurer, car aux pires moments de son exaltation sortaient parfois des termes techniques inconnus : « uranium, plutonium, cyclotron » et surtout : « masse critique », dont il se gargarisait et expliquait à l’envie le mystère.

« la masse critique, c’est quand on a assez de produits radioactifs pour que tout pète naturellement spontanément ! »

on sait maintenant qu’elle est de 70 kg d’uranium enrichi et de 19 kg de plutonium. Alors, on ne savait rien, on parlait de grammes, de tonnes. C’était l’époque du secret atomique le plus absolu.

  • Au moins, père Lampion, avançait-on lorsqu’il semblait au maximum de son délire, cette bombe…on pourrait la voir ?
  • La voir ! vous n’y pensez pas ! elle est dans un endroit secret, si secret que même le professeur Openheimer (celui qui inventa la bombe) l’ignore.

Et de verre en verre, il continuait à vaticiner devant un public qui grossissait peu à peu.

  • Mais enfin, père Lampion, cette bombe elle est pourquoi ?
  • Elle est pour la France, mes enfants ! Quand j’aurai reçu la légion d’honneur, j’en ferai cadeau à l’État et la France deviendra invincible ! Mais je dois m’arrêter là, car le problème de la masse critique me hante et me turlupine ; il faut que j’aille acheter l’élément essentiel, le nœud foudroyant du système, là où réside encore inerte, la masse critique.

Là dessus il enfourchait son tricycle et prenait en hâte la direction de la rue du Pont. Sur le tard, après avoir sans doute excité ses neurones au gros rouge, il revenait, lent, exténué, poussant, tirant, caressant une grosse bouteille de gaz butane près de laquelle il devait terminer sa nuit. Il répéta deux ou trois fois l’opération et les gens commencèrent à s’inquiéter. Une bombe atomique au butane, ce n’était guère probable, mais il y avait là de quoi faire sauter la maison et embraser le quartier. Les gens à cette époque n’avaient pas le téléphone. On dut écrire, en rajouter peut-être…

Lors de sa dernière « expédition butane », deux vigoureux messieurs vêtus de blanc l’attendaient, non pour lui prêter main-forte, mais pour le pousser dans une robuste voiture, blanche elle aussi, vers une destination qu’il est facile d’imaginer.

Le pan-pan-pan cessa. Le père Lampion avait accumulé huit grosses bouteilles de gaz et dut s’en expliquer.

Lorsque je revins d’Algérie, le marteau avait depuis longtemps cessé de retentir.

Il est mort me dit-on sans grand attendrissement. Avec lui s’était éteint le secret de la masse critique au gaz butane.

Après tout, l’invention du docteur Teller, la bombe H, n’en était pas si lointaine.

Prenez de l’hydrogène, chauffez le bien, chauffez le très fort et lorsqu’il deviendra hélium, vous aurez le mécanisme simple qui fait briller le soleil et les étoiles depuis 13,7 milliards d’années.

Ça durera bien jusqu’à lundi prochain…

1er décembre 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

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