Pâtés de sable

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27 / 06 / 2014
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Pâtés de sable

L’hôtel des Mouettes ? Si je connais l’histoire ? Une vraie misère ! Des lits défoncés, des armoires à trois pieds, le lino arraché et le tout décrépi, crasseux, fichu comme l’as de pique. Quand ses vieux sont morts, Ginette a hérité et tout aurait pu changer. L’avait des envies de salles de bains carrelées, la nouvelle patronne, de divans profonds, tapis moelleux et rideaux à fleurs. Du douillet, quoi. Mais, les choses ont mal tournées, rapport au beau Serge. Ça, y’a pas à dire, il était beau, mais l’argent lui glissait entre les doigts comme un pet sur une toile cirée. Les éconocroques de la patronne se sont transformées en vestes tweed et godasses de cuir fin. C’est à partir de ce moment qu’on l’a vue partir sur la grève armée d’une pelle. Faut comprendre. Faire des trous dans le sable, ça devait la calmer. C’était devenue une manie. Une contrariété, allez hop ! Un trou. Remarquez, elle les rebouchait toujours, les trous.

En plus, manque de bol, les étés suivants ont été plus pourris les uns que les autres. Pluie, pluie, pluie et repluie. Imaginez, l’humidité, le vent, et tout le tralala. Résultat ? L’hôtel s’est salement dégradé. Et le pire est arrivé au mois d’avril 2005 quand un hôtel est venu s’installer juste en face. A moins de deux kilomètres, là sur l’île de Tatihou, à deux pas. Pour y aller, il faut juste traverser une petite bande de mer de rien du tout. De mer ou de terre. Pour sûr, c’était un hôtel magnifique et qui portait une enseigne insolente « Hôtel des Goélands». Mazette ! Pas de la gnognotte. Alors tous les jours, c’était trous, trous et retrous. Pâtés, pâtés et repâtés. Qu’est-ce qu’elle a pu creuser quand on y pense. Et combler.

C’est pas pour la défendre, mais chaque matin quand elle ouvrait ses fenêtres, l’autre la narguait avec ses volets bleus, ses pots de géraniums et tout son cinéma. Elle empoignait sa pelle et c’était parti pour une tournée de trous et de pâtés. Et les touristes, ces traitres ! Tiens, quand un bonhomme arrivait nuitamment, je dis un bonhomme mais ça pouvait être aussi bien une bonne-femme, et qu’il découvrait au petit matin, l’hôtel d’en face qu’il n’avait pas vu la veille à cause du noir, ça ne faisait ni une ni deux, il demandait la note et aussi, sans malice, « Et en face, Madame, comment y allons-nous » ?  

Au début, la patronne maugréait, « A pied ou en Bernard-l’hermite », et elle tendait l’horaire des marées. Mais ça l’a rendu folle. Chaque fois qu’un pékin dormait aux Mouettes, le lendemain matin, rebelote, « Et à l’hôtel des Goélands, Madame, comment y allons-nous » ? Les volets se sont mis à battre, l’enseigne à se décolorer. L’hôtel dépérissait.

J’vous explique, parce que quand on n’est pas d’ici… Bon, pour aller sur l’île de Tatihou, y’a deux solutions : à marée haute, faut prendre le Bernard-l’hermite ; à marée basse, on prend aussi le Bernard-l’hermite. Ou on marche. Le Bernard-l’hermite, c’est le bateau-bus qui fait la liaison du continent à l’île. Il rentre ou il sort ses roues. Bernard-l’hermite, quoi, vous avez compris ? A marée basse, quand on va à pied, on traverse les parcs à huitres. C’est joli, mais faut faire gaffe aux heures parce que la mer remonte à la vitesse du cheval au galop. C’est ce qu’on raconte aux touristes pour les impressionner. C’est un peu exagéré, mais quand même, elle monte vite.

Un beau matin, Ginette a perdu les pédales quand un grand escogriffe en short lui a demandé, « Et à l’hôtel des Goélands, Madame, et gnagnagna…. » ? Elle est devenue toute rouge, « A pied, cher Monsieur, à pied » qu’elle a répondu sournoisement. Et même, elle lui a indiqué l’instant précis où l’eau remonte à la vitesse du cheval au galop. C’est moche, parce que sur la bande de sable, il n’y a rien. Ni refuge. Ni plateforme. Pas le moindre sémaphore, pas un piquet. Rien ! Que du sable ou de l’eau qui monte, monte, monte.

Au fil des années, j’ai bien remarqué que le sable s’était mis à dessiner des vagues, des volutes, à se dresser des buttes, à se creuser des trous. Des crevasses crevassaient, des renflements renflaient. J’ai d’abord pensé à une extravagance de la grève. Quand même, à un moment, j’ai prévenu la Préfecture. Faut dire que la patronne avait acheté une nouvelle pelle, plus grosse et qu’elle partait chaque jour quand la mer redescend. J’ai compris un soir où je l’ai vu revenir épuisée. C’était pas normal, faire des pâtés, c’est pas si fatigant. Le préfet a fait venir des engins. On a creusé sous les vagues de la terre. Et on les a trouvés. Y’avait des cadavres par dizaines, des hommes, des femmes, des enfants et même quelques chiens. Des familles entières, des promeneurs solitaires, des amoureux, des petits vieux, des photographes. Mort noyés. Surpris par la marée. Ensablés à coups de pelle.

Maintenant, la patronne vit aux Baumettes. Immatriculation 222935B. Sûr, ça la change du Cotentin.

Moi ? J’ai pas été inquiété. J’ai perdu mon boulot, c’est vrai, mais j’ai été embauché à l’hôtel d’en face. Un bel hôtel, ça on peut le dire. Je suis gardien, homme à tout faire et aussi un peu guide. J’amène les clients sur les lieux du drame et je raconte l’histoire. C’est, comme qui dirait une attraction locale, vous voyez ? C’est fou ce que ça peut attirer les touristes, le crime.

Mai 2014 – Orteil d’Or 2014 – Claudine Créac’h

 

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