« Ma » rue d’antan…
Années 30, années de mon enfance ; « ma » rue, la « Belle rue », c’est son nom, est pleine de vie ; c’est le cœur du village : Fleury Vallée d’Aillant qui s’appellera plus tard Fleury la Vallée , pour faire plus court ! Artisans, commerçants, agriculteurs et maraîchers font de longues journées de travail ; les enfants jouent dans la rue sans souci de la circulation, si ce n’est quelques charrettes, tombereaux ou engins agricoles d’autrefois , tirés par des chevaux ; « ma » rue, c’est aussi le quartier de l’école de garçons et de la mairie, la rue du centre qui deviendra « rue de la mairie » après s’être appelée la « rue des paillards » ! Allez savoir pourquoi ! J’imagine bien quelques libertins vivant dans le coin, des insouciants raconteurs et chanteurs de paillardes ; qu’importe, c’est la rue de notre maison !
Me voilà un tantinet rêveuse, je marche, saute et court sur cette rue caillouteuse où les silex n’épargnent ni les genoux ni les pneus des vélos ; pas de trottoirs ; les entrées des maisons et des cours sont au ras de la rue ; « chez nous », il y a quand même trois marches à gravir avant d’entrer dans la boutique ; je devrais dire « le bazar » du village : épicerie, bonneterie, tissus, vêtements et chaussures de travail, couronnes mortuaires, corsets, lunettes etc…En semaine, la clientèle féminine s’y rend en même temps qu’à la boucherie d’où on entend parfois beugler quelques bêtes partant à l’abattoir, à la boulangerie et ses bonnes odeurs de gros pains et couronnes croustillantes, à la charcuterie où les enfants attendent la fine rondelle de saucisson ! Le dimanche, « chez Dumont », c’est le rendez-vous des Polonais, ouvriers agricoles émigrés qui viennent s’habiller et se chausser pour le travail de la terre !
Tôt le matin, le cordonnier est à la tâche et le coiffeur peut aussi vous fabriquer de bons sabots de bois sur mesure ; au bas de la rue, c’est la place de l’église avec deux cafés qui ne manquent pas de clientèle surtout les jours de fête ou d’enterrement !
Me reste en mémoire bon nombre de personnages étonnants vivant dans « ma rue », mais il en est un qui habite à proximité de ma famille ;la maison presque en face, c’est celle du bourrelier ; il s’appelle Adelin Wermerkichen ! Son nom nous pose quelques interrogations ; il est, dit-on, Autrichien et célibataire ; peu importe, il est notre voisin et excellent bourrelier ! Son atelier, porte ouverte sur la rue, est une montagne de colliers de chevaux, de selles, de harnais, de crins et filasses et quantité d’outils pour percer et coudre, étalés sur un vieil établi éclairé avec parcimonie, par une fenêtre sur laquelle le vent dépose la poussière de la rue. Lui, Adelin, est assis au milieu de ce décor, penché sur son ouvrage, tablier de cuir usagé protégeant ses jambes, toujours la casquette sur la tête, sauf lorsqu’il chasse les mouches ou les guêpes attirées par les odeurs de cuir, peinture, vernis et huiles de graissage ; cela n’empêche pas les gamins d’aller taquiner Adelin et de farfouiller dans les déchets de cuir qui jonchent le sol de terre battue bien tassée. A côté de son atelier, une minuscule cuisine aux odeurs de bourrellerie plus que de soupe de légumes mijotant sur son petit poêle noir ! De sa cuisine part un escalier étroit en colimaçon, grimpant à sa « chambre-grenier » ; seuls mes parents ont pu y accéder quand Adelin avait besoin de soins. Les gens du pays -les chevaux aussi- apprécient le travail du bourrelier : « c’est toujours fait solidement et proprement ».
Mais Adelin n’est pas que bourrelier ; il est aussi mécanicien pour les vélos qu’il répare jusqu’à usure totale ; les cadres qui cassent, les jantes qui se déforment, les rayons ou les guidons tordus, les chambres à air crevées, c’est son affaire ; quelquefois on vient réparer nous-mêmes chez lui ; on ne compte plus les rustines indispensables dans les sacoches de nos vélos ; ses conseils doivent être écoutés et pour les vélos, il en connaît un rayon !
Avec des pièces détachées, entendez des récupérations sur les vélos réformés, il m’a fait un vélo presque neuf, cadeau de certificat d’études !
Les voisins sont remplis de sollicitude pour Adelin ; on se rend service , on s’entraide, on partage quelques gâteries le dimanche et jours de fête ; quand on fait cuire un lapin, la tête que personne ne mange dans la famille, c’est pour Adelin qui se régale de la langue, les joues et la cervelle ! Heureusement, à côté , il y a un bon morceau !
Pendant des années Adelin vit ainsi, à son rythme, ne sortant « en ville » que pour se ravitailler en matériel de bourrellerie. Mais lentement, ses forces diminuent, les premiers tracteurs remplacent les chevaux, le travail lui pèse, ses jambes s’ulcèrent gravement, il manque de soins et malgré l’aide des voisins et le dévouement du docteur, il se trouve dans un dénuement total, doit accepter sa prise en charge en hôpital où il ne séjournera pas longtemps ; avec lui, disparaissent les vieux métiers de « ma » rue qui, maintenant est comme éteinte ; certes, les maisons ont fait toilette, le goudron recouvre les silex, les trottoirs laissent un passage étroit aux piétons ; « ma » rue appelée aujourd’hui, « rue de la croix buissée » s’anime rarement si ce n’est par le bruit des moteurs pressés de traverser le village et les scolaires qui rejoignent la nouvelle école ou bien le bus qui les transporte jusqu’aux collèges et lycées voisins.
avril 2014 – Fragments – Marité G.