Rosalie
Rosalie
Ce n’est le prénom d’aucune de mes filles, pas celui de ma mère ou de l’une de mes grands-mères. Ah ! Rosalie, une puissance incroyable, une « coureuse » infatigable, une protectrice contre toutes les intempéries ; qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, Rosalie brave toutes les difficultés et ne manifeste aucun signe de souffrance ; elle se réjouit à chaque fois qu’elle rend un service. Des « comme ça », il n’y en a plus !
Elle est née à Paris 9ème ; son père est un grand industriel qui gagne de l’argent et en dépense beaucoup, un père qui meurt, à ce que l’on dit, à Paris 16ème, âgé de 57 ans , quelques années après la naissance tardive de Rosalie ; elle, est en excellente santé et mène la grande vie à Paris , toujours vêtue de noir, chaussée haut et corsage agrémenté de quelques bijoux argentés qui la rendent très « classe » ; on l’aime beaucoup dans les quartiers chics de la capitale et on apprécie ses services ; Rosalie se fait toujours remarquer par sa belle tenue.
Un jour, coup de fatigue ou jalousie des autres belles, elle décide de quitter Paris trop stressant avec de l’agitation en permanence autour d’elle ; Paris devient invivable et mieux vaut opter pour la province et vivre au calme. Alors, la belle Rosalie, un peu défraîchie, s’installe en plein Morvan où elle n’est pas la moins regardée. C’est bien la première Parisienne qui émigre dans le pays et elle ne s’attend guère à vivre une aventure peu commune ; on lui fait découvrir un village qui est le « point culminant du Morvan », dit-on. Unique en son genre, elle devient la curiosité des autochtones ; même les bœufs attelés par deux à de solides chars à quatre roues tournent la tête sur son passage et dans leur étonnement ou admiration déposent quelques bouses parfumées, éclaboussant les atours de Rosalie ! Mais rien ne la perturbe même si les commères chuchotent, la main devant la bouche quand elles la voient arriver :
– « Mais, qui c’est don ? Où don qu’a loge ?
– C’est Rosalie, paraît qu’elle vit chez les instituteurs !
– Mazette ! Encore une Parisienne ! Elle va promener leurs gamines !
M’man Pauline et l’Eugénie s’en vont toute cassées, les mains dans le dos, « ragoter »plus loin et dénigrer Rosalie à qui mieux mieux !
C’est sûr, elle s’en occupe des gamines qui ne rêvent qu’à se promener sous les ombrages des grands arbres bordant le chemin de la forêt ; ce n’est pas le chant des oiseaux qui peut la perturber ; elle avance, tranquille, se repose quand elle en a besoin. L’hiver, pourtant, elle a du mal à grimper les pentes enneigées, parfois verglacées, mais il y a toujours un brave Morvandiau pour la pousser ou lui jeter des graviers aux endroits les plus dangereux et se moquer d’elle par la même occasion !
C’est le moment de vous le dire, et vous l’avez sûrement deviné sans peine, Rosalie est notre première voiture automobile et la première voiture au village où nous étions instituteurs, mon mari et moi. Un cousin parisien, garagiste, nous avait réservé cette superbe et unique occasion pour nous permettre quelques sorties familiales et utilitaires.
Un dimanche matin, nous entendons et voyons arriver Rosalie dans la cour de l’école ; elle vient de faire son « Paris-Morvan » en cinq heures, quelle prouesse ! Un coup de klaxon et nous voilà devant la merveille à la carrosserie impeccable, des pneus gonflés à bloc, des phares comme allumés par les feux du soleil ; elle est à nous ! Après le repas, nous essayons notre véhicule ; mon mari qui avait obtenu son permis poids lourds à l’armée, se fait fort de la piloter ; il se met au volant en écoutant sans les suivre, les conseils du cousin garagiste ; Rosalie tousse, cale, se cabre et nos deux gamines bien calées près de moi sur le siège arrière rient aux éclats , ce qui énerve le conducteur ; c’est un un petit avant-goût des sorties animées que nous ferons plus tard ; Rosalie se remet à tousser, une vrai quinte cette fois et n’avance plus : panne sèche ! Mais le cousin prévoyant sort un bidon de dépannage et fait le nécessaire ; nous avons ce qu’il faut pour aller faire le plein à une pompe encore éloignée ; de retour à la maison, nous faisons déjà des calculs inquiétants sur notre consommation de carburant ; notre budget va s’en ressentir.
Rosalie nous a donné quelques émotions fortes, en particulier sur les routes de l’hiver, des routes enneigées qui grimpent en lacets, le plateau de la Planoise, une forêt magnifique avec des paysages de cartes postales, mais où l’on a du mal à tenir la route sur le verglas ; la maîtrise du volant devenant impossible, les dérapages et les tête-à-queue sont parfois spectaculaires !
Malgré toutes ces aventures, Rosalie résiste aux coups, aux bosses, avec une totale indifférence ; spacieuse, elle nous permet de faire des chargements fantaisistes sans craindre le surpoids ; c’est la voiture de sortie des dimanches avec nos jeunes enfants ravis d’aller courir en forêt, cueillir les fruits d’automne, ramener des branchages colorés pour décorer les classes, admirer la souplesse des écureuils qui grimpent aux arbres et sautent de branche en branche. Le jeudi, Rosalie fait fonction de taxi communal jusqu’au jour où il faut quitter le Morvan pour le Charolais, le pays de la viande rouge et des riches éleveurs.
Rosalie, exténuée a fini ses jours chez un agriculteur rhumatisant qui voulait se mettre à l’abri des intempéries lorsqu’il travaillait dans ses terres ; ingénieux comme pas un, il a transformé Rosalie, la Parisienne, en un petit tracteur à cabine fermée et le plateau par derrière pour le transport du matériel et de quelques ouvriers agricoles.
Février 2014 – fragments – Marité