Impression au soleil levant.
Impression au soleil levant.
Pendant les vacances, mon père se faisait un devoir de m’emmener à la pêche. Il me réveillait au milieu de la nuit, on entendait encore le hululement des oiseaux nocturnes. Autour de nous, aucune fenêtre ne brillait, le noir était profond, on se sentait seul au monde. Le bruit des bols qui s’entrechoquaient, le tintement des cuillères que mon père y déposait semblait résonner sans fin dans le silence épais de la cuisine. Une seule lampe était allumée sur le buffet pour éviter que la lumière du plafonnier ne puisse appeler l’aube et déranger ma mère qui dormait à l’étage. Mal réveillé, l’odeur du lait sur le feu me retournait déjà l’estomac comme celle de la soupe de navet que je devais avaler chaque soir.
Je me forçais à terminer mon bol, il me fallait ensuite, le dégoût au bord des lèvres, sortir dans les rues sombres. À ce moment, la ville s’éveillait, j’entendais une voix, le bruit d’un volet qui s’ouvrait, un chien aboyer et une mince lueur à l’horizon nous laissait deviner le jour à venir.
L’air était froid et humide, je voyais la buée sortir de ma bouche en laissant s’éloigner la chaleur de la cuisine et encore plus loin celle de mon lit que j’avais laissé ouvert et que je sentais m’appeler encore tandis que je m’installais dans la barque branlante.
Sur le fleuve, l’humidité était telle qu’elle vous prenait des pieds jusqu’au bout des cheveux comme si on se jetait d’un coup dans un lac de montagne. Je restais plusieurs minutes sans pouvoir bouger, puis j’essayais de m’envelopper tant bien que mal dans la couverture rêche et trop courte qui croupissait au fond de la barque. Elle était froide, lourde et son odeur de confiture moisie et de marée me soulevait le cœur mais je m’accrochais à elle, en cherchant désespérément un peu de chaleur, en me bouchant le nez. J’entendais mon père fredonner, le claquement des rames sur la surface de l’eau, le bruit des vagues sur la coque et chacun de ses bruits s’accompagnaient d’un mouvement de la barque et à chaque fois, je devais lutter contre la nausée. Je levais courageusement la tête, serrant les dents, luttant pour essayer de sourire. À travers la brume, j’apercevais le soleil et sa présence me donnait la merveilleuse certitude que le froid cesserait enfin mais je savais qu’il faudrait encore attendre de longues heures avant de pouvoir enfin sentir sa chaleur ce qui me semblait le bonheur le plus parfait.
Les jours de beaux temps, le froid cessait en effet, pour être vite remplacé par une chaleur étouffante qu’aucune ombre ne venait apaiser. Un soleil cruel qui semblait se réjouir et me dire : « – tu m’as voulu, tu m’as et tu ne m’échapperas pas ». La chaleur, alors, amplifiait les odeurs : celle de ma couverture qui sentait le charnier, celle de mon père qui, torse nu, dégoulinait comme un glaçon sur une plaque en fonte, celle des poissons éventrés, qui s’accumulaient au fond de la barque. Inexorablement, je finissais par vomir et mon père m’encourageait en disant : « c’est le métier qui rentre ».
A 14 heures, nous rentrions enfin, le calvaire finissait.
Ce matin, à quatre heures, je me suis réveillé, je suis entré dans la chambre de mon fils qui dormait paisiblement. Après quelques hésitations, je l’ai doucement secoué et je lui ai dit : « il va faire beau aujourd’hui, je t’emmène à la pêche ».
22 mai 2012 – Textes courts – Laure Timon
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