Fais moi peur !
Que ce soit un souvenir réel, un fantasme sombre, une pure fiction, cela n’a pas d’importance à condition que dans vos écrits s’y trouvent du suspense, des frissons, et que le lecteur éprouve le sentiment délicieux de la peur en se sachant à l’abri.
Dans votre texte il faudra que figure un animal, une femme entre deux âges au regard éteint, un orage et une oliveraie, un pique feu, et une automobile étrange d’une époque surannée.
Vingt ans !
Elle avait eu vingt ans le jour même, et, dans cette maison retirée, loin de la ville, cet évènement si important de sa vie était, à son grand regret, passé inaperçu. Point de fête, ni de flonflons, il ne s’était rien passé !
Elle passait ses journées, toutes les mêmes après l’école, en champs les chèvres et les moutons dans les communaux longeant la petite oliveraie que son père, arbre après arbre, avait plantée, fierté de sa jeunesse et de son ardeur à l’ouvrage.
A vingt et une heure, comme chaque soir, elle était montée se coucher, seule avec ses pensées, appelant de ses vœux le Prince Charmant qui un jour viendrait la chercher…
Pleine nuit, nuit sans lune et sans électricité, un orage carabiné, comme il en craquait souvent dans la montagne, avait foudroyé un arbre venu s’affaler sur la ligne restée coupée…
Peine nuit, minuit, l’heure du crime !
Un bruit fracassant la réveille en sursaut, une porte qui vole en éclats, des cris de peur et de rage à l’étage en dessous, des éclats de voix, un coup de feu, des bruits qui courent, des pas confus, précipités qui montent les marches d’escalier.
La porte s’ouvre brutalement, surgissent dans la chambre deux hommes cagoulés, armés, capes noires flanquées de gigantesques ombres, excités.
L’un, dans une main, tient une torche, lui brandit sous le menton pour mieux l’aveugler, la pousse violemment direction l’escalier, lui enjoint de descendre, et vite, les deux mains sur la tête, sinon elle est grillée…
Sans attendre, sans comprendre, dans un mauvais cauchemar, elle se presse dans le noir, retrouve en bas sa mère, visage sans âge plus blanc que mort, regard éteint, muette de peur, son père ceinturé, bâillonné, une fourche terrifiante sous son cou…
Ils sont là, trois hommes encagoulés, armés, et les deux derrière elle en bas de l’escalier.
Sur les murs, au plafond, de larges ombres sombres projettent une danse macabre…
« Donne tes économies, la vieille, et vite, sinon on étripe ton homme et on va faire chanter fifille ! »
L’un presse plus fortement la fourche qui brille sous le cou du père, un autre attrape
le pique feu apprêté dans le poêle à bois, qui rougeoie entre ses doigts et vient danser sous son nez.
Les chèvres les moutons dans l’écurie attenante bêlent comme troupeau de bêtes affolées.
L’orage redouble et le tonnerre craque de toutes parts dans un vacarme de fin du monde.
La mère, morte de peur, sous la menace va dans la chambre à coté, ouvre une armoire, trouve une boite à gâteaux métallique qu’on lui arrache rageusement des mains, la boite s’ouvre et s’en va avec les cinq ombres cagoulées toujours menaçantes et toutes les économies de l’année…
Dans la nuit noire et blafarde de ce dix mai 1940, une grosse automobile noire, monstre de métal pétaradant sorti de la nuit des temps, disparaît en trombe dans le chemin mal empierré.
Elle a vingt ans. C’est la guerre !
Elle vient de connaître la pire frayeur de sa vie, dont elle ne se remettra jamais vraiment.
Cette nuit là, avec la peur, sont définitivement morts ses rêves de candeur et ses contes de fées.
10 mai 2011 – Nouvelles – Louis Mancy