N° 6
C’est un grand paquebot. Long. Énorme. Il ne prendra plus jamais la mer. Ses flancs sont rouillés. Murs de métal brun et noir où l’on croit deviner des boursouflures allongées, la découpe de ce qui pourrait être des portes. Sans bouton ni serrure .
ELLE y pénètre cependant. Au n°6. A l’intérieur, elle se sent bien. ELLE est dans son domaine:un tout petit appartement équipé de façon moderne. Une chambrette aux couleurs gaies dotée d’un lit étroit mais confortable. Dans la minuscule armoire pendent ses vêtements habituels. A droite la salle de bains en un espace minimum offre un confort suffisant pour qu’ ELLE puisse prendre soin de son corps et s’y faire belle. A gauche,se trouve la kitchenette ; on y trouve le matériel indispensable au quotidien.
Après le coup d’œil habituel à ses aîtres, ELLE se dirige vers la table, y dispose dans un vase les fleurs qu ‘ELLE a apportées. ELLE attend une amie. Une amie de longue date à laquelle elle est attachée…. Le temps s’écoule. Soudain, son amie est là. Françoise est là, souriante. Leur babillage
habituel emplit le tout petit espace. Quand arrive la nuit, Françoise accepte de prolonger sa visite et toutes deux serrées l’une contre l’autre s’endorment épuisées.
Au petit matin, quand ELLE se réveille, Françoise a disparu, Enfuie. Sans un au revoir.
ELLE se frotte les yeux, inquiète. Son inquiétude croît quand elle découvre effarée qu’autour d’elle tout a changé. Les espaces sont pratiquement les mêmes mais les fleurs, les vêtements, les accessoires de beauté ont eux aussi disparu. ELLE panique un peu. Où est-elle ? Elle se hasarde à faire quelques pas, elle se heurte à une porte intérieure qu’elle ne connaît pas, l’ouvre et se trouve nez à nez avec un inconnu qui se rase et une femme qui fait sa toilette. ELLE balbutie de vagues excuses, referme la porte. Autour d’elle plusieurs personnes se pressent, vont, viennent, la croisent avec indifférence. « Où suis-je? Dites-moi, je ne sais plus où se trouve mon appartement. Aidez-moi ! Aidez-moi! » Personne ne répond à ses prières. ELLE se lance dans une coursive à la recherche d’une issue. Il n’y en a pas Des portes, des logements se succèdent à l’intérieur de l’immense bateau qui fait songer à une sorte d’H.L.M. horizontal où toutes les pièces s’imbriqueraient sans aucune rigueur, les appartements s’y ouvrent les uns sur les autres et des familles entières s’y côtoient, s’y mêlent dans le bruit et l’indifférence la plus grande. ELLE avance en se heurtant aux gens , à leurs corps plus ou moins dénudés; elle tâte les parois qui s’offrent à elle : elles sont lisses, dépourvues de portes, métalliques et froides. Sortir !. ELLE voudrait sortir! Des numéros de portes inexistantes s’affichent à intervalles réguliers. La voilà face au 56. Retourner en arrière. Il lui faut rebrousser chemin. La tentative s’avère périlleuse, Sur ce bateau immobile, ELLE tangue, change de bord, et toujours ces portes qui s’ouvrent à l’intérieur sur des scènes plus ou moins intimes sans que rien ne lui apporte la plus petite aide, la plus petite indication. Va-t-elle dans le bon sens?Rien ne lui permet de deviner le quai à l’extérieur. La fatigue a pris possession de tout son corps. Elle tente de courir, tombe, se retient à tout obstacle vertical. Sueurs, palpitations, ELLE sent qu’elle ne se maîtrise plus du tout, suffoque, halète, pleure et ses traits se décomposent. Aucune issue. La même muraille d’acier à perte de vue où s’accrochent ses mains effarées….
Soudain, devant elle,en très gros sur la paroi hostile ELLE lit N°6. Enfin ! Elle devine les contours d’une ouverture, s’y jette de toutes ses forces. L’acier cède comme ouvert de l’extérieur sur la silhouette d’une femme obèse qui se plaint d’avoir déjà trop attendu. ELLE concentre les forces recouvrées pour refermer la porte avant que pénètre celle qu’elle n’attendait pas et qui ne s’était pas faite annoncer. ELLE bloque l’entrée avec son pied, résiste à la pression extérieure qui ne cesse pas, elle a le temps d’entrevoir le quai au dehors mais n’y attache aucune importance, concentrée sur son effort. Elle se retrouve seule un moment derrière la porte refermée et le pire recommence aussitôt, la fuite en avant, les rencontres inopinées, le jeu infernal des portes, le désarroi, les appels à l’aide, l’indifférence des regards, la course d’une égarée abandonnée de tous qui crie sa souffrance et sa peur, à l’infini d’un temps qui ne veut pas s’arrêter.Quand le sommeil cède la place à l’éveil et au nouveau matin qui naît ELLE découvre effrayée que les images affolantes de son cauchemar n’ont pas quitté ses yeux et qu’elles réapparaissent avec une acuité démente comme accrochées à elle sans qu’elle s’en explique les raisons. ELLE comprend alors que le plus sûr moyen d’exorciser ce mauvais film c’est de le livrer à la page blanche pour qu’elle puisse exercer sur lui un droit de regard et tenter de l’analyser en l’observant comme on fait de tout objet placé en dehors de soi, quand bien même il faudrait aller jusqu’à le livrer au regard acéré du microscope. ELLE sait qu’il lui faudra du temps pour venir à bout de l’énigme mais au moins la curiosité a remplacé l’horreur du cauchemar.
20 février 2012– Nouvelles- Denise Pezennec