Noir Désir
Une très jolie nouvelle de Marie Claude, publiée dans d’autre médium, mais qu’une étourderie avait privé d’une partie de sa substance. La voilà enfin, entière et goûteuse, pour le grand plaisir des amis de Pieds-nus
Elle attrape l’extrémité effilochée du ruban, tire délicatement. C’est d’abord la grande boucle qui cède, puis la petite.
Le taffetas d’apparat se défrise voluptueusement pour finir fil rouge sans attache.
Plus rien n’entrave le combat avec la languette. Elle introduit un ongle vernis dans le maudit interstice, puis passe sur le petit côté. Face à cet empressement raffiné, le petit trapèze cartonné ne résiste que pour la forme, et abdique sans déchirement.
L’effeuillage du cadeau s’achève par le couvercle : elle soulève, et découvre un savoureux désordre glucido-lipidique. Enchantement. Les orangettes s’entremêlent aux douceurs plus rondes, le cacao des truffes s’épanche sur le voisinage consentant, un parfum de cannelle s’échappe des ganaches.
Merci les enfants !
Aucun papier sulfurisé ou étagère clandestine ne contrarient cet entrelacs orgiaque. Et comble de la jouissance, tous ses chocolats sont noirs ! Nul trouble-fête lacté n’en vient corrompre l’harmonie.
Si la passion est rouge, le désir est noir.
Surtout depuis qu’elle a éconduit Jack Daniels.
Judith ne choisit pas, le manque crée le besoin. Elle plonge la main, remonte un escargot. Belle prise ! Elle ne peut décemment pas enfourner l’animal sans découpe préalable. Le gastéropode manquant sacrément d’angle d’attaque, elle renonce à sa tactique préférée dite de « multi- fragmentation », qui occasionnerait de lourdes pertes de coquille sur le lino. Elle opte pour une division franche en un seul coup de dent. Opération réussie. Judith est une experte.
En bouche, la dégénérescence est de bon goût.
C’est uniquement la logique qui amène Judith à une seconde approche vers la boîte. A cet instant, l’intervention de la gourmandise ou autre péché capital seraient totalement anachronique, le vice s’invitera un peu plus tard. Le chocolat noir ne s’apprécie qu’au pluriel, une seule ingestion serait contraire à la bienséance, voire suspecte.
Comme pour la frite.
Le second chocolat sera l’élu, celui qu’on cherche et qu’on choisit entre tous pour convoquer Epicure. Judith remue le délicieux bazar pour dénicher sa perle noire. L’index retourne un mendiant qui en perd sa pistache, puis s’insinue entre un couple de nougatines en bonne voie. Avant sa forme, Judith repère son éclat. L’élu se dissimule derrière un rocher, une pointe rutilante suggère un triangle quelconque, or, l’obstacle dégagé, elle découvre un cœur. Comment le briser, celui-ci ? Elle envisage une dissection en bonne et due forme. D’abord inciser puis observer le monde intérieur : à première vue, ce cœur renferme un fourrage praliné. Après succion, l’impression se confirme, Judith reconnaît l’amande, le beurre de cacao, le soupçon de vanille… Défaillance. Le plaisir est arrivé. Et pas tout seul, il débarque avec sa horde hormonale. Elle ferme les yeux.
Judith est bien. Le sapin clignote, le chat ronronne, les enfants sont en haut.
Certes, Jean n’est pas là, mais Judith comprend. Elle a l’intelligence de sa condition, le 25 décembre n’est pas un jour comme les autres pour la maîtresse d’un homme marié.
Jean est avec sa dinde.
Elle attrape le ballotin, le pose sur ses cuisses. D’en haut, la vue est toujours plus belle.
Instantanément, les chocolats se fondent en un rectangle noir gommant le relief amer. Un Soulage, version alimentaire. Judith est transportée par l’œuvre, à tel point qu’elle s’enfonce de nouveau. Et ressort estampillée d’un carré noir.
Ce nouveau venu ne bénéficie d’aucune pause durant l’ascension vers sa destinée, la phase d’observation serait une perte de temps pour ce chocolat traditionnel. Judith le pose directement sur sa langue. Puis attend. Salive et sucs ramollissent le carré, qui s’abandonne en dévoilant des secrets d’outre-tombe ; une noisette rescapée de la fonte, se découvre sous le palais. Judith joue un instant avec sa surprise en la faisant rouler sur sa langue. Puis la broie entre deux molaires. Divin.
Judith jubile.
La guirlande électrique du sapin offre une dernière caresse bleutée aux chocolats condamnés, le chat aborde maintenant la phase de sommeil paradoxal, et les enfants braillent dans la chambre. Judith adore le bruit des enfants. Beaucoup plus lénifiant que les préludes de Chopin ou la camomille.
Même si ces enfants ne sont pas les siens.
Son fils ainé fête Noël avec sa marraine. La pauvre femme supporte de moins en moins bien sa chimiothérapie. En plus, elle vit en Haute-Marne. Quand Judith pense à la malheureuse, elle bénit son étoile. Hormis les bouffées de chaleur de la ménopause, tout va bien. Sa fille, quant à elle, déjeune chez son père. Elle voulait absolument voir la tête de sa demi-sœur découvrir son cadeau, un vélo rose à roulettes.
Sans doute téléphoneront-ils dans la soirée.
C’est à partir du cinquième que Judith arrête de compter. Noël exige une célébration sans retenue, encore une bonne raison pour offenser son métabolisme.
Judith observe la crotte qu’elle pince au bout des doigts. Un sourire se balade dans tous les coins, l’ironie arrive à point nommé. Judith se sent si proche de sa proie noire.
– Au secours !
Les enfants crient. Ils réveillent le chat.
C’est à partir du quinzième chocolat que Judith ressent les premiers signes de détresse.
Pourquoi faut-il toujours que le plaisir se paie ?
Elle ne peut engloutir les trois derniers. La boîte dorée a un double fond, Pandore s’y échappe, l’attrape à la gorge, la traîne aux sanitaires.
Judith vomit sa vie.
Reste le remords pour se pardonner ; on se rend compte toujours trop tard qu’on a été un peu trop loin.
Judith nettoie sa dignité au dentifrice, retourne à son fauteuil, et écoute hurler les enfants.
Elle se souvient que la fille porte un appareil dentaire et le garçon, un pantalon trop long. Ce sont deux enfants fréquentant le Centre de loisirs du village, qui lui ont apporté le colis de Noël avec ses chocolats, hier. Cadeau de la mairie réservé aux retraités et à toutes les personnes isolées du bourg.
Judith n’a eu aucune difficulté à les enfermer en haut. La naïveté des enfants n’a d’égale que leur ingratitude. Elle les relâchera demain, à moins qu’elle ne les garde jusqu’à la Saint Sylvestre. La solitude est parfois pesante.
Printemps 2011 – Nouvelles – Marie Claude Contrault
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