Le chat

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09 / 06 / 2016
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Le chat. C’était lui le problème. Depuis le début. Avec ses façons de se lécher vulgairement les parties génitales sans attendre qu’on ait le dos tourné… Avec son ronronnement de motoculteur mal graissé sitôt qu’un imbécile lui caressait le ventre en s’extasiant sur son pelage brillant et soyeux… Avec l’odeur putride de ses excréments envahissant les massifs de pétunias devant la porte d’entrée… Voilà d’où te venait cette impression de crasse ambiante qui te faisait craindre la peste brune chaque fois que tu t’installais dans un des fauteuils du salon.

C’était plus fort que toi. Les chats, c’était ta bête noire. Peut-être que ça venait de ton enfance, de ce jour où celui des voisins avait rapporté devant chez toi le cadavre d’un canard qu’il avait déchiqueté à coups de canines.

Et depuis que tu avais posé tes valises ici, tu avais eu beau chercher le pourquoi de ta méfiance et de ton malaise, tu n’avais pas fait le rapprochement. Mais voilà, tout était clair maintenant. Ça n’était rien d’autre que le chat. Et ça te faisait du bien de le savoir, parce qu’il avait été fâché quand tu lui avais avoué tes doutes et dit que ça n’avait peut-être pas été une bonne idée de venir vivre ici et de vous catapulter, toi et tes petites affaires, dans sa maison et dans sa vie. Bien sûr, il n’avait pas compris. Toi non plus, tu ne comprenais pas d’où te venaient ces doutes soudains et ce sentiment que tu n’avais pas ta place, alors qu’est-ce qu’il aurait pu y comprendre, lui ? Il t’avait expliqué que tu étais la première personne à élire domicile chez lui, et que oui, peut-être bien qu’il n’était pas doué pour la vie à deux. Il avait même été jusqu’à te dire qu’il était prêt à faire des efforts, à te faire plus de place dans les armoires, à te laisser ton côté préféré pour dormir ou à arrêter de mettre sa musique de sauvage au saut du lit. Tu avais pris ton air gêné et l’avais réconforté en lui disant que tu avais juste besoin d’un peu de temps pour trouver tes marques dans son univers. Bien sûr, en disant cela, tu lui mentais autant qu’à toi, parce que tu ne savais pas si tu te sentirais un jour chez toi ici.

Mais maintenant que tu savais que tout venait du chat, il te fallait passer à l’étape suivante : le lui dire. Et tu savais que ça ne serait pas une partie de plaisir, parce que ça revenait à lui demander de choisir entre toi et l’animal, et tu n’aimais pas ça. Oh, tu ne doutais pas une seconde du fait qu’il te choisirait toi mais, question de principe, poser ce genre d’ultimatum, ça ne te plaisait pas. D’ailleurs, peut-être bien que si c’était lui qui t’avait fait ce genre de coup bas, tu aurais pris un air outré et tu l’aurais envoyé voir au Groenland si tu y étais. Mais là, pas le choix. C’était le chat, ou toi.

Alors tu le fais. Tu lui dis. Il rentre du boulot, tu attends patiemment qu’il se pose, parce que ta conscience te dicte que c’est la moindre des choses, avant de lui imposer de se débarrasser de son chat, que de lui laisser le temps d’aller pisser et d’enlever ses chaussures. Et puis ça y est, tu te lances. Épisode un, tu le mets en condition. Tu lui rappelles combien tu l’aimes et combien tu veux faire ta vie avec lui. Oui, c’est un vieux truc pour annoncer les mauvaises nouvelles : la pilule passe toujours mieux si la météo est bonne, alors il est de bon ton de dire des choses gentilles avant…

Et c’est là que tu attaques le problème «chat». Tu lui expliques qu’évidemment, si ça ne dépendait que de ta volonté, tu serais bien d’accord pour le garder, mais que c’est autre chose, que ça te pourrit vraiment la vie de le savoir là et que tu ne supportes pas. Tu dois être très rouge, parce que tu sens la chaleur te monter aux joues et aux oreilles pendant que tu lui dis ça. Lui, il a l’air… anesthésié. Jusque là, rien de surprenant. C’est normal, il y est attaché, à son chat, et tu peux parfaitement comprendre ça. Et il ne dit rien. Tu aurais juste besoin d’un petit mot, d’un petit quelque chose pour vérifier qu’il a bien compris les raisons qui te poussent à lui demander ça, mais rien ne vient. Rien. Pas de tristesse, pas d’étonnement, pas non plus de colère. Rien. Lui qui a fait de grandes études de paléontologie, qui est quelqu’un de cultivé, qui a des lettres et du vocabulaire… il ne dit rien. Lui qui, en bon adepte de la vulgarisation des sujets complexes, sait toujours trouver les mots justes pour parler de tout et n’importe quoi, il ne dit rien. Il est à sec. Pas de paroles, pas d’émotions.

Puis enfin il se lève doucement, s’approche de toi, et contre toute attente, commence lentement à te déshabiller. Mais pas comme il te déshabille d’habitude, pas comme quelqu’un qui voudrait te faire l’amour ou juste te caresser. Non. Il te déshabille, mais tu sais qu’il est dépourvu à cet instant de tout sentiment, de toute pulsion. Il est comme asexué. Toi, tu ne dis plus rien et tu le laisses faire. Tu ne sais pas. Tu ne comprends pas. Tu attends fébrilement de voir ce qui va se passer. Et tu es là, à poil au milieu de la cuisine, sans savoir à quelle sauce il va te manger. C’est là que tu vois ses yeux se rétrécir comme ceux d’un chat dans l’obscurité, et dans un mouvement vif et félin, il attrape le couteau à viande posé sur l’égouttoir, et il te le plante prestement bien au fond du cœur.

Ça n’est pas la douleur qui te fait ouvrir de grands yeux exorbités. Non. Ce sont la surprise et l’effroi. Puis la voilà qui arrive, la douleur. Comme une giclée d’électricité qui te parcourt de haut en bas, et ton corps nu se glace et s’affale au sol. Bizarrement, tu ne vois pas ta vie défiler comme dans les romans à l’eau de rose que tu as dévorés, mais tu vois l’homme vertueux et sensible que tu aimes tant te tourner le dos et se baisser. Le couteau est toujours là, au fond de toi, semblant ignorer le mouvement insistant de ta poitrine qui se soulève au rythme de ta respiration bruyante et inutile, semblant ignorer aussi le sang chaud et visqueux qui s’écoule de la blessure. Lui, il se relève et tu vois dans ses mains un objet cylindrique. Il ouvre son couvercle et répand son contenu sur ton corps étendu, qui espère maintenant la mort comme on espère trouver des toilettes quand on a la vessie trop pleine.

Au contact de ta plaie sanguinolente, la pâtée pour chat déclenche une nouvelle onde de douleur. Et le voilà. Alléché par l’odeur de son dîner, Gourmet, nom que tu as toujours trouvé ridicule mais qui aujourd’hui prend tout son sens, approche de sa démarche chaloupée, et entreprend de déguster son festin. Il te lèche, te lape, te suce et te nettoie jusqu’à ce que survienne enfin ton dernier soupir. Et lui, il le caresse tendrement, fièrement, en te regardant avec des yeux que tu ne lui connaissais pas et qui semblent vouloir te dire combien tu t’es trompé sur lui.

Mais tu ne pouvais pas deviner. Tu n’étais qu’un garçon comme les autres.

Juste un garçon comme les autres, sauf que tu n’aimais pas les chats.

20 mars 2009- Nouvelles – Anne Le Goff

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