le Tire-bouchon

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31 / 05 / 2018
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Le tire-bouchon

La journée avait été rude. Son supérieur, un petit con d’à peine trente piges tout juste sorti de Sciences Po l’avait reçu pour son entretien d’évaluation annuel. Il en avait profité pour lui faire comprendre l’improductivité de ses méthodes de travail. Il ne comprenait pas l’intérêt pour l’entreprise de perdre son temps à écouter les acheteurs. Il y avait les listes des produits à acheter, cela suffisait. Il avait pris l’exemple de sa dernière cliente : Une petite vieille qui partageait son F2 avec son chat. Elle avait besoin d’un nouveau réfrigérateur. Il fallait lui vendre un modèle américain de 450 L ; sur ceux-là, on dégageait de la marge. La vieille aurait de quoi entreposer de la nourriture pour une famille nombreuse et une meute de chiens. Si ça ne lui servait à rien, ça ne pouvait pas lui faire de mal.

Régis comprenait bien le principe. Vendre le produit le plus cher au plus grand nombre de gens. En général, il le faisait sans trop se poser de questions mais parfois, tout de même, il n’y arrivait pas. Faire signer un crédit sur cinq ans à un couple de jeunes ric rac pour une télé alors que pour deux fois moins cher, ils auraient pu acheter la même, en mieux, ça le dégoutait un peu. Alors il orientait la vente. Mine de rien, il donnait des pistes et il était content. Tout le monde était content.

Tout le monde Sauf son N+1. Et ce connard le lui avait bien fait comprendre.

Régis avait 55 ans. Il ne se voyait pas chercher un nouveau job. Trop aléatoire avec le crédit de la maison encore sur le dos. Alors il avait forcé un sourire. Il avait dit qu’il comprenait, qu’il allait faire des efforts…

Il avait eu mal au ventre tout l’après-midi.

Il était rentré chez lui fatigué. Il avait besoin de boire un coup. Et puis c’était samedi soir.

Il était allé chercher une bouteille au sous-sol : un Coulanges la Vineuse offert par son beau-frère.

Il avait comme d’habitude ouvert le tiroir de la cuisine à la recherche d’un tire-bouchon. Il y en avait trois ou quatre dans la maison. On les cherchait, on les égarait, on les retrouvait. Cette fois-ci, il y en avait deux au milieu des couverts. Il prit son préféré. Le gros en forme de bite. C’était cadeau des copains du foot, pour son anniversaire. Il l’aimait bien parce qu’il était pratique, solide.

En ouvrant sa bouteille, il se sentit bizarre. Quelque chose clochait. Il n’arrivait pas à mettre de mots sur cette étrangeté. Il s’arrêta un instant. Marie, repassait dans le salon, la télé ronronnait en sourdine. Tout était normal. Un samedi ordinaire. Calme depuis que les enfants étaient partis.

Il se servit un verre de vin, interrogea sa femme.

  • Tu veux un verre ?

Elle marmonna quelques mots, il entendit un oui. Ou du moins, il le cru. Elle disait toujours oui à un verre de vin le samedi soir. Il lui posa son verre sur la table du salon. Elle le remercia sans lever les yeux de la planche à repasser.

Il lui caressa les cheveux. Il aimait les cheveux de sa femme. Des cheveux denses de brune solide.

Il aimait tout chez sa femme. C’était son pilier depuis des années. Elle le comprenait, le soutenait quand il lui parlait de son chef, elle le calmait quand il était énervé, le stimulait quand il se sentait fatigué. Elle lui disait tout, il était son meilleur ami. Bien sûr, elle n’était plus aussi mince que lors de leur mariage, trente ans auparavant mais elle était toujours belle.

Il vida rapidement son verre, se sentit mieux. Il retourna dans la cuisine pour s’en servir un deuxième, s’arrêta, de nouveau saisi par le même sentiment d’étrangeté.

Le tiroir. Il ouvrit de nouveau le tiroir. Il comprit.

Il ne le reconnaissait pas le deuxième tire-bouchon. Il le prit dans la main incrédule. C’était un petit objet en métal avec « Port-Leucate » écrit en vert sur la tranche.

Il se concentra. Non vraiment, personne parmi ses connaissances n’aurait pu l’oublier dans la cuisine.

Il resta un moment devant le tiroir ouvert et lentement, il se souvint. Quelqu’un lui avait parlé de Port Leucate.

Un homme.

Il était dans le jardin, cela devait être le voisin. Oui, c’était bien cela. Le souvenir se précisait.

C’était quelques mois auparavant, au mois de mai peut-être. Ils étaient Marie et lui dans le jardin, à arracher les mauvaises herbes. Le voisin finissait de tondre sa pelouse, torse nu. Il était déjà bronzé, l’enfoiré, et il avait encore le ventre plat. Il devait pourtant approcher de la soixantaine, lui aussi. Ils avaient discuté de choses et d’autres puis de leurs prochaines vacances.

Il leur parlé de Port-Leucate.

Il avait dit en regardant Marie d’un air un peu vicieux « Il y a une plage naturiste là-bas, je suis sûr que vous y ferriez sensation ».

Elle avait rougi. Marie ne rougit jamais.

Il replaça le tire-bouchon dans le tiroir, versa le vin jusqu’au bord dans son verre, le posa sur la table de la cuisine et se mit à trembler.

23 juin 20187 – Nouvelles– Laure Timon


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