Fin de partie

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28 / 06 / 2017
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Orteil d’Or 2017 : Fin de partie

J’ai beaucoup à me faire pardonner en tant que fille. J’ai été une ado exécrable, une adulte horrible. Logiquement je devrais devenir une vieillarde atroce. Ou adoucie. Une vieillarde adoucie avec sa mère je veux dire.

Pendant cinquante ans nos rencontres ont toujours dégénéré. Ado, tout en elle m’insupportait, ses idées étriquées, ses aprioris, son conformisme. Dès qu’elle ouvrait la bouche, mon âme s’insurgeait et je montais au créneau avant même la fin de son discours. Une grande claque de mon père venait me rappeler au devoir de respect envers ma génitrice.

Devenue mère moi-même, rapprochées par une expérience commune, j’ai mis de l’eau dans mon vin: il fallait la ménager car elle était de constitution fragile et diminuée par des séquelles d’infarctus, d’accidents et d’opérations multiples. Certes elle m’agaçait au bout de quinze minutes, temps suffisant pour critiquer mes vêtements, ceux de mes enfants et ma coiffure avant de lâcher son fiel sur le monde, mais j’avais mûri. On se voyait peu et je pouvais supporter sa mesquinerie quelques jours par an. Je sortais de ces rencontres en colère et épuisée par l’effort fourni pour me contenir.

Elle avait commencé à décliner physiquement mais son esprit était devenu encore plus caustique. Combien je détestais l’accompagner faire les courses par exemple ! Elle était si fragile en apparence que le bout de cœur du bébé que j’avais été débordait d’affection attristée. Elle me donnait le bras et nous partions faire le tour des commerçants. Elle n’aurait manqué cette promenade rituelle sous aucun prétexte. Je me laissais abuser à chaque fois car à peine franchi le portillon qui donnait dans la rue, la tonicité de l’esprit dans son corps en dérive se montrait au grand jour. Elle se lançait illico dans une remarque venimeuse sur tout ce que son regard balayait, jardins, bêtes et gens. Elle appelait cela « dire la vérité », de la franchise pure selon elle. Elle avait beaucoup d’amis à cause de cet « esprit », peut-être parce qu’il valait mieux être de son côté, celui des rieurs. Quand elle se trouvait devant un public d’amis prêts à l’applaudir, elle se déchaînait. Moi, cela ne me faisait pas rire : je la trouvais injuste et gratuitement méchante. J’avais honte dans les boutiques de ses remarques à haute voix, j’avais l’impression que tout le monde entendait ses sarcasmes. «  Quel humour elle a, votre maman !  » Me disaient les gens que nous croisions. Je me recroquevillais en attendant la fin des courses comme une délivrance. Délivrance, le mot n’est pas fortuit. Je l’expulsais comme une parturiente expulse le placenta devenu pour elle une menace.

Et puis après son corps, ce fut son cerveau qui s’abîma au point de la contraindre à quitter sa maison pour une institution. Les années ont passé. Il y a peu, j’ai fait le trajet pour aller lui souhaiter son anniversaire. J’ai acheté un rosier nain avec des fleurs d’un rose délicat parce que ce sont ses fleurs préférées.

Il était 16 heures quand je suis arrivée. Elle était déjà couchée et avait les yeux fermés. C’est son moyen pour se couper d’une situation déplaisante ou pour revivre quelque épisode lointain de sa vie, dans les longues après-midi de solitude. Quand elle a ouvert les yeux, j’ai lu un flottement dans son regard. Elle ne me reconnaît plus depuis quelques temps. Cela ne m’affecte pas car je sais que sa mémoire est en bouillie. Elle n’y peut rien. Je lui ai dit mon nom. Les mots sont sortis audibles et directs de sa bouche tordue accompagnés d’un regard effaré : « Ce n’est pas possible. » J’ai accepté le verdict sans broncher. C’est sûr que ce doit être difficile de faire coïncider mes traits empâtés, les sillons profonds de mes rides et mon corps de sumo avec l’image qu’elle a de moi, quand jeune, belle et mince, à 17 ans, j’ai quitté son toit ! Quelques instants de silence ont suivi cet aveu. J’ai compris que ses synapses s’étaient remises à fonctionner quand elle a déclaré: « Qu’est-ce que tu frises ! » d’un air écœuré. J’ai des cheveux indomptables. Ce n’est pas de ma faute ; après tout c’est elle qui m’a faite ! Elle a passé mon enfance à les domestiquer alors que je suis très fière d’avoir hérité des cheveux de mon père. Elle m’a reconnue donc. Mais se souvient-elle que cette remarque me mettait hors de moi ? Je ne réponds pas, souris de plus belle. Elle ferme les yeux, dégoûtée. Elle les rouvre quand, quelques minutes plus tard, je lui pose une question sur sa mère. Un dialogue de fou s’engage. Des bribes remontent à la surface de sa mémoire qui ne fonctionne pas plus de 10 secondes d’affilée coupant son élan au beau milieu d’une phrase. J’essaie de trouver la longueur d’onde comme sur les vieux postes de radio ; ça crachote, il sort quelques sons inaudibles et mal reliés. Tout à coup, avec la vélocité d’un rapace, elle sort son bras de dessous la couverture et attrape la manche de mon chemisier que je porte roulée jusqu’au coude. Elle la déroule en silence lentement avec un air pénétré d’importance. J’éclate de rire. Cette femme grabataire, incapable de s’exprimer de manière cohérente, qui semble avoir tout oublié de sa vie d’  « avant » a gardé le réflexe de descendre mes manches parce qu’il est malséant pour une jeune fille de porter des manches retroussées. Il y a 20 ans je l’aurais envoyée aux pelotes mais là je ris, un peu jaune certes.

J’enchaîne avec le rosier, mon cadeau d’anniversaire. Le verdict est implacable : « Elles sont moches. » Encore raté. « Ah bon ! Et moi qui les trouvais si délicates ! »  « Je dis toujours la vérité. » Nous y voilà. Un ange passe. J’éclate de rire. Je pense qu’elle a 97 ans, une vie de légume, la plupart du temps dans la solitude de sa chambre, sans personne à qui parler, perdue dans le labyrinthe de son passé, cernée d’indifférence. Je rends les armes et même je jubile car je réalise que dans ses rares moments de présence au monde, il lui reste de la malice. Maintenant je trouve cela magnifique.

Chris Dorreb

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