La montre cassée

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23 / 05 / 2016
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Clotaire est dans son monde.

C’est ainsi que sa famille parle de lui quand il n’est pas là. Ils ont tous énormément de mal à avouer qu’il est malade. Il est atteint d’Alzheimer depuis peu, enfin plutôt, diagnostiqué depuis peu. Cela fait déjà pas mal de temps qu’il a des absences, des propos étranges et une mémoire pleine de courants d’air.

Clotaire est un grand-père comme il n’en existe plus.

Rondouillard, les joues pleines avec des cheveux blancs clairsemés en forme de couronne. Sa moustache est toujours bien taillée. Parfois, son regard rieur s’allume à nouveau. Les mauvais jours, il est comme prostré et il est impossible d’entrer en relation avec lui. Les bons, il est étonnement surprenant. Malgré le traitement c’est un peu la loterie de ce côté-là.

Clotaire vit seul. Il est veuf depuis déjà une décennie. Marie-Louise n’est plus celle qui l’a accompagné toute sa vie dans ses souvenirs. Marie-Louise est son amoureuse. Il s’étonne d’avoir fait sa vie avec une femme qui n’évoque rien pour lui. Cette inconnue sur les photos le trouble et l’angoisse quand les autres lui assurent que c’est celle qu’il a épousée. Il reconnaît sa Marie-Louise sur des clichés anciens quand tous deux n’avaient pas vingt ans mais ensuite ce n’est pas la même, il en est certain.

Clotaire n’est pas persuadé que Jean-Pierre et Evelyne sont ses enfants. Quand ces quinquagénaires l’appellent papa, cela le rend perplexe. Quant aux adolescents qui lui donnent du pépé, il n’arrive jamais à savoir qui ils sont.

Clotaire est heureux quand il est dans son atelier. Il y est tranquille au milieu du peu d’outils qui lui reste. D’ailleurs, il ne comprend pas que certains aient disparu et qu’il ne les retrouve pas malgré ses recherches. Où sont passés scies, perceuses, meuleuses et rabots ? Comment peut-il encore bricoler avec rien ? Ce Jean-Pierre a-t-il pris le matériel pour des travaux ? Sa foutue mémoire ne peut venir à sa rescousse.

Il a décidé de fouiller le sous-sol même si il doute de retrouver quoi que ce soit. Il sait qu’il rangeait toujours ses outils à leur place car leurs formes sont dessinées sur le contre-plaqué.

Le sous-sol n’est pas son domaine. Il est encombré. La petite pièce à gauche de l’escalier contient des vieilles valises et des coffres en tout genre. Mais qui a bien pu mettre tout ça chez lui ? A qui sont ses vieux jouets et vêtements ?

Dans la pièce, il aperçoit une vieille travailleuse. Il sait que c’est lui qui l’a faite pour Marie-Louise. Il y a mis tout son savoir pour séduire cette jeune fille si raffinée. Il savait qu’elle rêvait d’un tel présent. Il voulait ainsi tester ses chances de devenir son fiancé. Alors pourquoi est-elle là ? Marie-Louise l’a-t-elle refusée ? Le courage lui a-t-il manqué pour lui offrir ? Il ne se rappelle pas.

Les mains de Clotaire caressent le verni qui n’a pas bougé. Elles ouvrent les compartiments. Il y a des fils, un pique aiguilles qui pourraient faire penser à un hérisson multicolore, des ciseaux gracieux pour la broderie, un mètre de couturière un peu fané, des craies de tailleur. Clotaire soulève les pièces de mercerie puis laisse sa main en suspend.

Ses yeux ont retrouvé leur air taquin dès qu’ils ont rencontré ce qui se trouve maintenant sous ses doigts. La montre de Marie-Louise. Celle de sa communion qui lui faisait le plus joli poignet que Clotaire n’est jamais vu. Une montre arrêtée. Clotaire entreprend de la remonter pour entendre ce tic-tac qu’il aimait tant. Mais il a beau essayé le remontoir est cassé. Un court instant il se dit que si la montre est là alors c’est que Marie-Louise a eu cette travailleuse.

Mais déjà son regard s’éteint.

2016 – Nouvelles – Emmanuelle Dal Pan

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