La prochaine fois

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23 / 06 / 2015
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 La prochaine fois

À cinq ans, huit mois et vingt-et-un jours Louise a une révélation. Celle qui changera le court de sa vie et lui instillera ce quelque chose d’étincelant, qui déloge la médiocrité du quotidien les matins gris. Cette illumination s’impose à elle un jeudi qui n’a de remarquable qu’un gâteau au citron sucré au miel épicé, avec un goût de beurre rance, et dur comme le pain de la semaine lancé aux canards le dimanche. Un gâteau de sa mère un peu plus réussi qu’à l’ordinaire et dont son père vantera les mérites pendant les mois suivants en y songeant avec nostalgie, au moment de se casser les dents sur des tartes aux pâtes trop cuites. Louise s’amuse dans l’allée et prend garde à rester dans le champ de vision maternel. Le moindre écart lui vaut d’entendre son prénom martelé depuis la fenêtre de la cuisine et surtout, l’obligation de rentrer dessiner ou colorier sans pouvoir ni dépasser ni crayonner les yeux en rouge. Ça fait diable, lui a-t-on dit. Et l’on ne doit pas l’évoquer, ou alors uniquement à voix basse suivie d’un signe de croix fébrile. Le champ qui assure sa tranquillité et son autonomie, Louise l’a déjà testé. Il s’étend du grand rocher, celui où Hubert, son lézard de compagnie presque domestiqué s’installe les après-midi ensoleillés  ; jusqu’à la bordure en bois qu’elle consolide en secret à l’aide des cailloux récoltés durant des promenades. Au-delà de la colonie de fourmis qui s’enfoncent dans la fissure du mur en forme d’éclair, seul un pan de sa robe reste visible. Et si elle essaye de les nourrir, même l’éclat de ses souliers vernis à pompons disparaît. Elle réserve donc l’élevage d’insectes pour plus tard, une fois les tâches à faire accomplies, mais qu’elle se sent trop lasse pour rentrer sans le coup de pouce maternel. Pour l’instant, une pierre l’accapare: elle s’évertue à la tailler en silex. Louise l’utilisera pour chasser cette petite teigne de Pierre quand il viendra tirer ses tresses ou lui voler des billes. Elle est très fière de cette idée née du rapprochement entre le prénom et une vilaine cicatrice au pied. Un caillou est responsable de cette entaille héritée tandis qu’elle jouait les fakirs sur le chantier de l’abri à voiture que construit depuis toujours son père. C’est son grand-oncle qui lui a parlé des silex. Sa collection trône dans l’armoire bruyante, celle qui murmure dans le silence de la maison. Louise n’a pas le droit de toucher à ces trésors, certains sont encore aiguisés. Par contre, on lui colle systématiquement l’oreille contre un gros coquillage poussiéreux d’où l’on est supposé entendre la mer. Cela l’ennuie profondément, mais elle ne désespère pas de parvenir à faufiler sa main dans le coffre, aussi discrètement qu’une souris. Avant de déchanter lorsqu’elle se retrouve à nouveau avec le machin sur toute une moitié de visage qui lui écrase la joue. C’est franchement désagréable, mais les adultes s’en moquent et on ne la libère qu’une fois le soupir extasié lâché. Elle fait donc d’une pierre deux coups avec son silex façonné par ses soins ! Quant à sa cachette, elle a d’abord envisagé de l’enterrer, mais il lui faut l’attraper rapidement si son persécuteur arrive. Elle a finalement choisi de le glisser entre la porte de la grange et le buisson avec la Reine des araignées, la plus grosse que Louise n’ait jamais vue. Et c’est à cet instant précis que la vie de Louise, cinq ans, huit mois et vingt-et-un jours bascule. Une créature divine sort du feuillage et saute entre les briques du muret. Son pelage est noir, court et lustré. Des yeux verts en amande sondent au loin. La tête fine, presque éthérée. Ses oreilles pointues suivent des bruits perçus d’elles seules. L’apparition daigne la toiser, hume l’air dans sa direction et à la minute où Louise esquisse un geste; elle se lève et s’en va la queue droite, chaloupée comme une ballerine sur ses pointes. Elle admire les muscles des cuisses sans oser le nommer chat, et pourtant… Pas un instant, elle n’a eu un second regard pour le coussin miteux de Madame Blondel, la voisine. À vrai dire, pas un instant elle ne songe à les comparer… La créature respire la liberté, l’indépendance et l’assurance. Tout ce dont elle rêve. Louise décide qu’elle aussi, elle sera ainsi plus tard. Maintenant, elle saura quoi répondre à Mademoiselle Jacqueneau au moment de LA question. Celle qui l’empêche de dormir et lui donne des sueurs froides. Celle qui pousse son père à lui ébouriffer les cheveux avec un petit rire tandis qu’elle lui fait part de ses incertitudes. Émilie sera infirmière. Sandrine soit une maman, soit éleveuse (elle hésite entre hérissons et chèvres). Pierre, lui, fanfaronne qu’il sera avocat et agriculteur le soir avant de courser tous ceux qui oseraient souligner l’improbabilité d’une telle chose. Louise scelle sa décision d’un mouvement de tête volontaire. Lorsque l’institutrice posera LA question, elle annoncera fièrement «  quand je serais grande je serais un chat  »

Le visage de la fillette s’étiole dans l’esprit de la vieille femme. Elle ouvre les yeux et chasse les brumes du souvenir. La nuit, douce souveraine a envahi la chambre de ses pas sombres et feutrés. Louise compte les bips de la machine sans laquelle elle ne parvient plus à respirer. Son médecin la lui a prescrite avec un voilà votre nouvelle meilleure amie. Et c’est vrai, elle est indispensable et présente en chaque instant. Elle égraine les heures, le masque salvateur accroché au nez. Le tuyau en plastique, lui, la provoque de son odeur artificielle et prend un malin plaisir à s’entortiller autour de son cou ou sans son dos. Jamais elle n’a partagé une telle intimité, jamais elle ne s’est appuyée autant sur une tierce personne, quand bien même ladite personne se trouve être électronique. Au milieu de sa solitude, les bips rythment une conversation faite de silence pendant que les étoiles traînent pour admirer le bleu du ciel se teinter d’orange. Louise sollicite sa mémoire. Sa rencontre avec Vincent et Andrée. La naissance de Chloé. Le jour où elle a surpris Thierry pleurer. L’effluve d’une viande mijotée, l’estomac vide. Les repas d’anniversaires sortis en catastrophe d’un four fumant et les rires cachés derrière des lèvres pincées, alors qu’apparaît miraculeusement le papier blanc du traiteur. Les épaules de Marc ruisselantes d’eau salée sous la lune, et le sentiment d’invulnérabilité qui l’habitait à chaque fois que son regard se posait sur elle. Cette nuit-là, c’est au tour de la fillette qu’elle a été il y a bien des années. Une fillette fière de sa certitude qui se moque bien de la mélancolie d’une vieille femme et de ses envies. Elle râle d’abord, un peu contrariée mais aussi parce qu’elle aime ce bruit de gorge, puis sourit avec indulgence à ce rêve précieux et pourtant, oublié. Ses yeux libèrent enfin les larmes si longtemps retenues. Elle se souvient de l’abri jamais terminé, des talents culinaires atroces de sa mère, un legs que Louise a également transmis à Chloé.

Évidemment, cela ne s’est pas tout à fait passé comme prévu par le plan consciencieusement élaboré après LA révélation. Au contraire. Les autres ont beaucoup ri et Mademoiselle Jacqueneau a souhaité rétablir le calme. On ne peut pas devenir un chat, Louise. Mais la fillette a tenu bon, s’entêtant dans sa décision. On s’est beaucoup inquiété et les spécialistes se sont succédé. Alors Louise a dit ce qu’on voulait entendre pour être tranquille. On a soupiré de soulagement et la normalité est revenue. Louise a compris qu’un adulte par définition, choisit. Elle refusait toutefois de renoncer aux possibilités. Et encore aujourd’hui, fatiguée dans l’univers réduit qu’est cette chambre calfeutrée, elle s’y oppose toujours. Le soleil se lève quand elle se dresse. Son dos grince à l’unisson avec le lit et le carrelage froid picote la plante de ses pieds. L’aurore laisse place au petit matin et son bleu si clair. Un ciel d’espoir. Elle enlève le masque et le tuyau chute au sol. Les bips s’affolent et camouflent ses hoquets asphyxiés. La prochaine fois, c’est sûr, elle réalisera son rêve d’enfant.

Jennifer Debbache

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