Faut-il encore rêver ?

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23 / 06 / 2015
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Faut-il encore rêver ?

Je suis vieille maintenant.

Je suis vieille maintenant, et je suis assise ici, à regarder d’autres aussi vieux que moi prétendre être toujours en vie. Il y a déjà longtemps que j’ai atterri là, et ça me semblait juste. Comme la manière normale de poursuivre mon existence, la suite logique d’une vie bien remplie. Je n’ai jamais eu le sentiment d’arrêter quelque chose, ou de la fin d’une ère. J’ai poursuivi ma vie juste un peu à l’écart, entourée de gens eux-aussi occupés à poursuivre la leur ou à la terminer. Mais j’étais bien ici, tout me semblait dans l’ordre des choses. J’étais une peau à plis au milieu d’autres peaux à plis. Une vieille heureuse de l’être.

Mais ce matin, tout a l’air différent. Mon corps s’est comme figé. J’ai ouvert la fenêtre, et je n’ai pas senti la brise effleurer ma peau. Je suis descendue à la salle commune. Les bonjours et les sourires n’ont pas tiédi mes joues. Les bruits de couverts et de conversations ne font plus de musique. Ils ne veulent plus jouer ensemble, ne sont plus en mesure, ne sont plus que des bruits. Le soleil du dehors ne m’a pas éblouie. La main de l’infirmière posée sur mon épaule ne m’a pas apaisée.

Peut-être est-ce cela qui précède la mort ? L’impression de n’être déjà plus tout à fait là… Peut-être mon corps est-il déjà parti ? Peut-être m’avertit-on de mon prochain départ ?

J’ai vécu. Longtemps. Comme plusieurs existences. Tout à coup, quelqu’un semble avoir enfoncé le bouton « pause ». Me voilà à observer l’image arrêtée sur l’écran, à repenser tout le début du film, à réécrire le scénario du début jusqu’ici. À me demander si la fin vaut vraiment le coup, ou s’il faudrait maintenant presser le bouton « stop ».

Voyons…

J’ai vécu. Longtemps. Joliment. J’ai connu la joie, la peur, la tristesse, la colère, l’amour, les amours, l’excitation, la beauté, le tourment, la détresse, l’injustice, la passion, la haine et toutes ces autres sensations pour lesquelles jamais personne d’autre n’a pu trouver de mots. J’ai vécu. Que pourrait m’apporter la fin du film ? N’ai-je pas déjà fait l’expérience dans ma tête, dans mon corps, sur ma peau de tout ce qui mérite d’être vécu ? Ce corps exténué et cet esprit ralenti peuvent-ils encore s’émouvoir ? Ces cadavres en puissance qui vivent autour de moi peuvent-ils encore m’apprendre ?

Voyons…

J’ai vécu. J’ai rêvé, beaucoup. On dit parfois qu’on vit tant qu’on a des rêves et du désir. Alors vit-on quand on ne sait même plus si on désire et si on rêve ? Aujourd’hui je repense à mes rêves. Ceux que je n’ai jamais réalisés… Par manque d’ambition, par peur, par faiblesse, par crainte de créer des occasions…

J’ai voulu tout gravir, j’ai voulu tout embrasser, j’ai voulu tout guérir… Je n’ai pas réussi. J’ai voulu être bonne, ne faire que le bien… Je n’ai pas réussi.

Je ne sais pas si ces rêves m’ont quittés ou m’accompagnent encore. J’ai beau fouiller au fond de moi, nul rêve ne me répond et ce grand vide m’effraie.

Dans le début du film, certains rêves sont aussi devenus réalité. Un grand nombre d’entre eux, je dois bien l’avouer. Ai-je su les savourer ? Ai-je su être digne des chances qui m’ont été données ?

Je suis vieille maintenant.

Je suis vieille maintenant, et voici ma réponse. Je veux faire cesser le film. L’intrigue s’est achevée, personne n’a besoin d’un épilogue interminable. Ce serait faire injure à la beauté d’avant, à l’histoire. Ce serait affadir tout ce qui a été. Je veux maintenant que le film s’arrête, que l’on appuie sur « stop » et que ce soit joyeux.

Mais comment demander à mes propres enfants de manier la commande ? Dans un monde idéal, ils pourraient me comprendre. Ils entendraient mon cri, exauceraient mon vœu. C’est bien aussi cela, aimer ?

Je suis vieille maintenant.

Je suis vieille maintenant, et dans mon monde idéal, j’ai demandé à mes enfants de m’aimer assez pour m’éteindre à jamais.

Dans un monde idéal, m’ont-ils répondu, personne ne mourrait. N’est-ce pourtant pas la mort qui donne ses couleurs à la vie ?

Je suis très vieille maintenant.

Je suis très vieille maintenant, et je ne sais plus si mes enfants m’aiment trop ou pas assez. Le film a continué, mais j’ai cessé de regarder.

Tiens, voilà un rêve qui m’anime encore : choisir le moment de ma mort. J’ai donc encore un rêve, je peux donc encore vivre.

Anne Le Goff

1 Commentaire

  • Dorreb

    « …..
    Où l’âme au bout de la spirale descendue
    Pâle et sur l’infini terrible suspendue
    sent le vent de l’abîme et recule éperdue. »
    A.Samain

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