Bah, hippie tardif

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23 / 06 / 2015
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 Bah, hippie tardif

La maison était étrangement silencieuse, et lorsque je voulus allumer, rien ne se produisit. J’appelai… Personne. Pourtant Adrienne devait bien être rentrée. Je traversai la cuisine. A la lumière de la rue qui filtrait par la fenêtre, je pus constater qu’elle était, comme d’habitude, impeccablement rangée, sauf peut-être une écharpe que je ne reconnus pas, sur le dos d’une chaise. Je montai les quelques marches qui conduisaient au salon. L’électricité ne fonctionnait pas non plus dans le couloir. J’appelai encore. Rien.

Je n’étais pas vraiment inquiet. Adrienne devait être sortie, et les plombs avaient sauté, voilà tout. J’hésitai à descendre tout de suite à la cave, où se trouvait le compteur, mais je me souvins que la lampe de poche était dans le tiroir du secrétaire de grand-père, dans le salon. En fait, j’étais d’humeur assez sombre depuis le matin, sans savoir vraiment pourquoi, et cet imprévu s’ajoutait à la grisaille de la journée. Une journée que j’avais traversée comme absent, en pilote automatique. C’est étrange comme on peut accomplir une tâche sans être là. Sans doute mon travail de bureau ne nécessitait-il pas une attention effective. C’est à cela que je pensais, ruminant assez distraitement sur mon utilité ici-bas, et aussi sur une histoire de calendrier que je m’efforçais de repousser dans les tréfonds. La semi-obscurité dans laquelle j’avançais était assez en accord avec mon état intérieur de l’instant. Quelque-chose gémissait en moi qui préférait rester tapi, dans l’ombre.

Lorsque j’ouvris la porte, il y eut un éclair aveuglant. Quelqu’un cria « Surprise ! » et les lumières s’allumèrent d’un coup. Mes yeux mirent un moment à refaire le point après l’éblouissement, et mon esprit aussi. Le salon était comble, et ils se mirent tous à chanter, à hurler devrais-je dire. « Joaaa – yeu – zaaa – niii… ». Évidemment, soixante ans aujourd’hui. Je ne l’avais pas vraiment oublié, juste remisé ce non-événement dans un coin de ma tête. C’était ça, l’histoire de calendrier, mais j’avais espéré que personne n’y pense. C’était terrible.

« nii ver – sai – reuh » . Tout ce joli monde ne m’avait pas attendu pour prendre l’apéritif, à voir leurs mines réjouies, Adrienne au premier rang. Buveuse occasionnelle, préférant toujours garder sa tête, elle ne tenait pas l’alcool et ses yeux étaient vagues. Ils étaient tous là : Jacques, Patrick, Jean-Pierre, que je n’avais pas vu depuis dix ans, Joëlle et Philippe son mari, Pierrette, ma sœur Ginou, tous, même quelques collègues du bureau où je m’étais félicité que l’affaire passe inaperçue. J’arrêtais le compte, la tête me tournait. « Joaa – yeux – zaaaazaaa »

Bien sûr, je m’attendais à un petit quelque-chose de la part d’Adrienne, mais comme on n’avait pas évoqué le sujet au cours des semaines précédentes, j’espérais que cela pourrait attendre le week-end prochain. Une nouvelle cravate, un dîner au restaurant, et on n’en parlerait plus. Vraiment, je ne me sentais pas prêt à affronter un pareil chantier.

Patrick et sa rolex, dont il s’arrangeait toujours pour qu’on la remarque. Une nouvelle, apparemment, l’autre était argentée. Une nouvelle compagne aussi, je crois, l’autre était platinée. Qu’est-ce que j’en avais à faire, de ses rolex ? Le bling-bling de Patrick m’indifférait, même son argent ne me dérangeait pas. Pas de quoi me donner cette envie de vomir. La petite phrase de Séguéla, qu’on a raté sa vie si on n’en possède pas une à cinquante ans ? Je trouvais ça ridicule, mais restait la question : N’avais-je pas raté ma vie, avec ou sans rolex ? On m’avait très longtemps qualifié de rêveur, c’était même ma marque de fabrique. D’ailleurs je l’avais écrit sur ma veste de treillis, à vingt ans « You may say I’m a dreamer, but i’m not the only one », le refrain d’ « Imagine ». Mais les soixante chandelles qui brillaient sur la table venaient célébrer la fin d’une bonne partie de ces rêves.

« niii – verrrr – sairrre – reuh ! »

La fille qui accompagnait Patrick était trop jeune, certes jolie, mais moins que…

Joëlle. L’écharpe sur la chaise devait être la sienne, j’aurais dû reconnaître son parfum. Joëlle. On avait vécu une belle histoire ensemble, autrefois. Et dire que c’est moi qui l’avais quittée pour Adrienne. En fait, j’étais jaloux de sa facilité à peindre « juste », tandis que je gribouillais laborieusement toujours le même début de roman. Et surtout, son indépendance me faisait peur. Alors qu’Adrienne m’admirait, et c’était cela dont j’avais besoin à l’époque, même en tant que « rêveur » attitré. Joëlle avait continué la peinture, et Philippe lui servait d’agent. Est-ce que j’aurais aimé être à sa place ? En définitive… oui. Même à vivre dans son ombre, j’aurais été avec elle, et mieux qu’à rédiger des rapports. Et puis j’aurais de grands enfants comme les siens, qui nous ressembleraient… Adrienne ne pouvait pas, nous avions mis longtemps à le comprendre, et les formalités d’adoption étaient si longues et compliquées… peut-être n’étions-nous pas si motivés que cela, nous constations combien la vie de certains nouveaux parents était bouleversée, sans compter les pots cassés des séparations.

Joëlle. J’avais toujours un frisson en la croisant, et ce soir elle était particulièrement belle.. Oui, j’aurais aimé être à ses côtés et chanter avec les autres pour un vieil ami qui aurait été à ma place.

Auprès d’elle, j’aurais fini par l’écrire, ce roman, elle aurait été ma muse.

« Joaa – yeux – zaaaazaaa – niii – verrrr – saire – Jé – rô – meuh ! »»

La voix puissante et claire de Jacques, faite pour les chants de marins, dominait les autres. Comme à l’accoutumée, il portait une barbe de trois jours sur son tee-shirt à rayures. Lui seul avait dérogé au costume-cravate de circonstance. Plusieurs fois, il m’avait proposé de l’accompagner sur son bateau. Les Marquises, Guanabara, Valparaiso… Je n’avais jamais trouvé la disponibilité pour répondre à cette invitation. Comment aurais-je pu comme lui m’absenter plusieurs mois, un an ? Je n’avais pas cette liberté d’esprit ni ce courage de m’offrir aux quatre vents.

Ginou. Au début, c’était bien, une petite sœur. Passé le délicat moment pour lui faire de la place, je m’étais assez vite donné comme mission de la prendre par la main, de la défendre et de tout lui apprendre. Seulement, ça n’avait pas marché, mes trucs de garçon ne l’intéressaient pas, et de toute façon, elle avait grandi si vite, me dépassant à quinze ans, lorsqu’elle découvrit les talons. Puis on s’était vus de moins en moins, et à présent je m’apercevais qu’elle était devenue une parfaite inconnue. Ma petite sœur…

« Joaa – yeux – zaaaa – niii – verrrr – saire »

Je pris peu à peu conscience que le temps était en train de se dilater infiniment, après avoir sans cesse accéléré pendant soixante ans. Tous les gestes de l’assemblée semblaient ralentis, et la chanson se terminait dans un ton aussi grave qu’un glas. C’est cet étirement qui me donnait le temps de détailler un par un les invités, ainsi que les rêves délaissés qu’ils faisaient résonner en moi. J’eus même le temps, dans cette immobilité, d’observer longuement les deux banderoles qu’ils avaient installées au travers de la pièce, et d’y chercher des anagrammes. Anagramme, le jeu de l’an. « Lettres en arrière », pour ce qui me restait de grec.

Avec « HAPPY BIRTHDAY », je pouvais former « BAH TARDY HIPPY » : « Bah, hippie tardif ». Oui, c’est bien ce que j’étais. Sauf que j’avais coupé mes cheveux et jeté aux orties ma veste de treillis. Forcément, depuis le temps. J’avais bien gardé ma guitare de l’époque, mais elle moisissait quelque-part au cellier.

« JOYEUX ANNIVERSAIRE ». Un peu long en français pour une anagramme. Laissant de côté « JOYEUX AN », qui se suffisait, dans « NIVERSAIRE » je lisais « INARRIVEES », comme toutes ces espérances déçues, non avenues.

« RENVIERAIS ». C’était l’heure ou le désir avait laissé la place à l’envie, celle que je ressentais en regardant tous ces gens heureux, qui portaient chacun une partie de moi non aboutie, inarrivée.

« INVERSERAI ». Comme j’aurais aimé revenir en arrière. Une seconde chance, pour aller jusqu’au bout de ces rêves négligés , petits animaux familiers que j’avais trahis, abandonnés en chemin sur une aire d’autoroute. Mais pas de demi-tour, pas de sortie, sauf…

Je pensais « ENIVRERAIS ». Voilà peut-être la solution, boire jusqu’à oublier ce gémissement du temps perdu. Les bouteilles ne manquaient pas, sur la table.

Déjà, il fallait que le temps reparte, et que je souffle ces putains de soixante bougies, comme pour dire adieu à autant d’élans bafoués. Ensuite, je m’efforcerais de faire bonne figure et embrasserais tout un chacun en les remerciant.

Le vertige qui venait de m’étourdir, cette étrange dilatation du temps, n’était sans doute qu’un effet passager de la stupeur d’avoir été jeté aussi brutalement au cœur de cette fête inattendue, comme dans une arène. Après quelques verres, j’irais jusqu’à trouver l’idée excellente, qui sait ?

Ou peut-être que j’en finirais, et même que je les tuerais tous. Mon revolver était dans le secrétaire. J’avais toujours rêvé de posséder une arme, et ce rêve là, je l’avais réalisé.

 

Jean Marie Tremblay

(BONUS)

Anagrams…

HAPPY BIRTHDAY

YAP PATH HYBRID Jappez, hybride de chemin

HAD HARPY BY TIP Ai eu la harpie par l’astuce

HID HARPY BY TAP Ai caché la harpie par le robinet

AH BY DRIPPY HAT Ah, par le chapeau qui goutte

I’D HARP BY THY PA J’ai eu une harpe par votre papa

A DRY BYPATH HIP Une hanche sèche de sentier

PAY THY HIP BARD Payez votre hanche, barde

DAB PITHY HARPY Tamponnez la harpie vigoureuse

A HAPPY THY BIRD Un joyeux, votre oiseau

HART AD BY HIPPY Cerf ajouté par le hippie

BAH TARDY HIPPY Bah, hippie tardif

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