L’Homme à la moto

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02 / 06 / 2015
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En ce temps-là,en 1943/1944, rue Basse Perrière, nous avions pour voisin Gaston. Il nous semblait vieux. En fait, il ne l’était pas : C’était nous qui à sept et huit ans étions très jeunes. Gaston, certes avait une femme, mais surtout une idole, une déesse qu’il tenait cachée dans un vaste et sombre garage qui ne s’ouvrait que sur une cour intérieure, théâtre habituel de nos jeux et de nos exploits.

Chaque dimanche matin, Gaston ouvrait en grand les portes de son garage, et l’idole apparaissait, avec ses chromes et ses plages noires, luisantes.

C’était une moto Terrot, d’avant-guerre, époque où cette marque jouissait d’un renom qui dépassait nos frontières.

Gaston tolérait quelques enfants de notre âge, car tout culte se doit d’avoir ses fervents et ses disciples.

La messe commençait par un astiquage général, soigneux et prolongé. Un produit pour chaque surface, une huile pour chaque émergence de métal. Ici c’est la Castrol qui convenait, la c’était l’huile Renault qui était nécessaire.

Puis avec des gestes mesurés, des outils parfaitement adaptés, on pénétrait ça et là les intimes secrets du sanctuaire.

Je ne m’en souviens plus trop, mais je l’ai entendu bien souvent, l’intime et complexe fonctionnement du moteur à quatre temps.

Vers les midi, tout en étant noyé de sueur et d’huile, Gaston enfourchait le monstre. Quelle musique, quelle harmonie ! La fulgurante machine tonnait sans excès, emplissant le garage d’une odeur enivrante qui nous comblait les narines. Gaston l’enfourchait, comme les chevaliers français enfourchaient leurs montures à la bataille d’Azincourt, sous les nuées des flèches anglaises. Oh certes il n’allait pas très loin, parcourant quelques villages autour d’Auxerre. Il revenait maculé et heureux, le moteur avait bien fonctionné, l’air était bon, quelques moustiques ornaient son casque. Le devoir accompli luisait derrière ses lunettes. Nous étions en juin 44. tout était possible : un accident ou une intervention de l’occupant pressé de rentrer chez lui. Il revint le soir fort tard. En fait c’était la milice qui l’avait intercepté. La milice, ce corps de fous sanguinaires que tout le monde haïssait. Un pistolet braqué sur la Terrot, mis, sans appel, fin à la promenade.

Qu’est devenue la Terrot ? Elle dort sans doute sous la neige russe.

Qu’est devenu Gaston ? J’ai changé de logement : jamais je n’ai eu de ses nouvelles.

Sans doute a-t-il rejoint maintenant sa vieille Terrot, en d’autres lieux, et passe désormais ses dimanche à l’enduire de Castrol.

Mai 2015 – Fragments – Jean Jacques L.

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