Peut – il y avoir fumée sans feu ?

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26 / 06 / 2014
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Peut – il y avoir fumée sans feu ?

Ce soir-là, assis comme nous l’étions, entre connaissances, autour d’une table conviviale, un verre à demi-plein dans la main, je me crus un moment dans une de ces rencontres après chasse, chères à Maupassant. Nous n’évoquions pas nos peurs, nous échangions avec force détails sur un sujet plus badin : nos petites manies. Ces petites manies dont nous rions facilement, nous moquant parfois de leurs auteurs. J’écoutais d’une oreille distraite quand j’entendis GÉNIE s’esclaffer : « On voit bien que vous n’avez pas beaucoup fréquenté mon ex-mari, paix à son âme, vous auriez compris comment une manie peut conduire au pire si l’on n’y prend garde ! » Soudain curieux, j’insistai : « racontez-nous votre histoire, GÉNIE. » Celle-ci ne se fit pas prier.

« Cyprien, CYP pour les intimes et ses nombreuses admiratrices, était un homme de belle allure. Il avait acquis une habitude qu’il jugeait élégante, un supplément de charme. Inoccupé, il manipulait sans cesse une cigarette vierge entre ses doigts longs et minces. Il la faisait danser comme l’aurait fait un magicien, de l’index à l’annulaire, du majeur au pouce ou à l’auriculaire. Vous la suiviez des yeux, sûr de la place qu’elle occupait, eh bien non ! Elle avait déjà changé de main, s’était glissée derrière l’oreille. Un vrai jeu de bonneteau ! Cette cigarette, il ne la fumait que très rarement, il se disait allergique aux effluves du tabac ; il jouait avec elle en permanence. S’il lui arrivait de vouloir en fumer une, il la sortait délicatement de l’écrin-bijou où il les alignait par variétés, en tapotait l’extrémité avec douceur et s’apprêtait à l’allumer avec soin. Pour cela, jamais il ne se servait d’un briquet, autre manie, pas même du superbe Dupont que je lui avais offert pour son quarantième anniversaire. Il n’utilisait que des allumettes, extraites de la petite boîte à grattoir qui ne quittait jamais ses poches. Il frottait avec une évidente délectation la petite boule rouge sur l’émeri ; il aimait le grésillement du phosphore, la subtile odeur du souffre, la légère danse du feu qu’il approchait de l’extrémité de la cigarette, derrière sa main gauche en coupe-vent devant sa bouche. Il tirait alors sur sa Malboro ou sa PallMall avec une grande concentration, par bouffées répétées, les yeux mi-clos, savourant son geste, heureux des anneaux de fumée impeccables qu’il projetait par les narines, en fumeur expert. Nous le regardions alors, anxieux de connaître ce qui se préparait, conscients de la gravité de l’heure.

Sa première cigarette, il me l’avait répété souvent, avait précédé le premier baiser d’amour qu’il me donna pour mes dix-sept ans. Pour notre mariage, il en consomma quasiment deux paquets ! Plusieurs petites boîtes de la S*E*I*T*A* avaient alors laissé tomber une pluie de bâtonnets à têtes noircies derrière la traîne blanche de ma robe. Il aurait pu fumer en solitaire dans son bureau d’architecte, il l’évitait à cause des relents de tabac froid qu’il abhorrait. »

« Fumer n’était donc pour lui qu’un moyen d’évacuer un stress momentané. Rien de méchant dans tout ça ! » remarquai-je un peu déçu.

« Exactement ! reprit GÉNIE. C’est pourquoi j’en vins à me demander quelle mouche l’avait piqué quand il se mit à fumer de plus en plus souvent. Quel événement d’une importance extrême à ses yeux avait soudain servi de déclencheur ? Je me rappelai enfin un incident survenu quelque week-end précédent, chez nos nouveaux voisins. Ils nous avaient invités à la pendaison de leur crémaillère. C’était une fête sympathique, entre amis, à laquelle j’avais eu la surprise de rencontrer mon patron, Maître Fournier, notaire dont j’étais la secrétaire. CYP et lui ne se connaissaient pas physiquement et je présentai donc avec plaisir le fringant quinquagénaire dont je partageais l’étude à mon non moins fringant époux qui, selon son habitude, jouait avec une cigarette vierge. Maître Fournier avait tendu une main chaleureuse ; ce geste déconcentra CYP qui laissa choir son joujou de tabac dans son verre de vin, un Pommard somptueux qu’il venait de gâter en même temps qu’il se couvrait de honte devant un monsieur dont il aurait préféré susciter l’admiration. Il avait froncé les sourcils, sorti de la poche de son gilet l’écrin-bijou, extrait à coups précautionneux une simple Gitane. Pris soudain par un irrésistible besoin de la fumer, il avait cherché dans toutes ses poches la fameuse petite boîte d’allumettes. Son geste était resté en suspens, son costume sortait de la teinturerie et il avait oublié d’y replacer sa réserve S*E*I*T*A*. Tourné vers moi, comme pris de panique, il s’était retrouvé à la tête de deux étuis d’allumettes cartonnés, celui sorti de mon sac et celui que lui tendait Maître Fournier. Les deux mêmes exemplaires, exactement, porteurs d’une publicité identique : Pour votre détente, un seul endroit : L’ Hôtel de la Plage à Dinard .Mon notaire avait bredouillé : »je n’ai que cela », et moi, dont les joues flambaient, j’avais attendu que CYP eût détaché une allumette en carton, l’eût enflammée sur le grattoir neuf, sans un mot, le regard noir, pour l’entraîner sur la piste de danse où je me montrai tendre, voluptueuse à souhait afin de lui faire oublier l’incident. Valses, tangos, polkas, rumbas… nous ne manquâmes aucune danse. Nous partîmes les derniers, répétant à l’envi que nous avions partagé des instants magnifiques. C’était là l’événement déclencheur, je l’aurais juré !Dès ce jour, CYP avait allumé de plus en plus de cigarettes, oubliant de plus en plus ses petites boîtes sacrées. Il me fallut lui fournir toujours davantage d’étuis-réclame en carton; j’en trouvais de nouveaux mais force m’est d’avouer qu’ils provenaient à chaque fois d’un hôtel ou d’un restaurant où mon notaire me conduisait volontiers. Célibataire, il aimait se montrer en ma compagnie; on me disait jolie et ma chevelure blonde et bouclée faisait bien des jalouses. Les mois passèrent. CYP était devenu un fumeur invétéré, il en oubliait les jeux magiques qui animaient ses mains autrefois. Arriva la fin de l’année. A ma grande surprise, il me proposa d’organiser une fête pour la Saint-Sylvestre, «l’occasion de réunir nos amis et nos collègues», m’avait-il expliqué. Je ne devais pas oublier maître Fournier évidemment. L’idée me plut. CYP avait découvert une grande salle avec cheminée pour la convivialité. Il souhaitait , pour que chacun s’amusât davantage, en faire une soirée costumée. C’était vraiment l’esprit de la fête et je ne pensai plus qu’ à mon futur déguisement.

Le trente-et-un décembre arriva vite. J’entrai dans les lieux en Joséphine de Beauharnais, couronnée d’un haut chignon de boucles blond cendré, au bras de CYP plus séduisant que jamais en Comte de Monte-Cristo, impressionnant sous sa cape noire. Nous accueillîmes nos invités avec chaleur. Tous avaient rivalisé d’élégance et d’imagination. Je reconnus à peine mon notaire en Empereur Charlemagne haut en couleur. Quand sonna le premier coup de minuit, CYP sortit une cigarette de son écrin, s’amusa avec elle quelques instants sous l’œil admiratif de Maître Fournier qui nous avait rejoints, se saisit d’une longue boîte d’allumettes présente sur la cheminée et destinée à l’allumage du feu de bois, en sortit une immense bûchette à la grosse tête vermillonne, la gratta longuement, en fit tourner la flamme dressée devant ses yeux gourmands puis, brusquement, s’approchant du couple que je faisais avec le notaire, au douzième coup de minuit, il la jeta avec une précision démoniaque sur la barbe fleurie de l’empereur qui flirtait avec mes boucles blondes de Joséphine.»

GÉNIE s’était tue, haletante . Elle me regarda avec insistance. Elle tortillait avec application l’une des longues boucles noires de la perruque qu’elle ne quittait jamais. C’est alors que je remarquai , derrière elle, un monsieur étonnamment timide et discret qui ne cessait de se gratter le menton qu’il avait imberbe, comme si des poils, de trois jours au moins, le démangeaient sans répit.

Mai 2014 – L’Orteil d’Or 2014 – Denise Pézennec  

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