L’Effet Papillon

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26 / 06 / 2014
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L’Effet Papillon

J’aurais dû faire davantage attention à ses manies, je ne serais pas là, sur le banc des accusés de ce tribunal céleste pour anges gardiens défaillants, à repasser dans ma tête la liste de mes erreurs…

Cette mission s’était dès le début avérée délicate.

La petite se montrait fantasque, insaisissable, s’amourachant d’une fleur ou d’un lépidoptère qu’elle poursuivait, insouciante de l’éloignement et de l’heure convenue des repas.

Au début elle préféra les fleurs, proies faciles mais vite déliquescentes et à l’odeur écœurante de charnier végétal.

Un passage au grenier lui fit vite découvrir quelques planches oubliées de papillons centenaires, cimetières poussiéreux de couleurs épinglées.

Elle les poursuivit désormais sans relâche, s’invitant, libre et sautillante, au cœur de timides campagnes où le printemps se mariait en blanc avec les aubépines.

Elle les fichait ensuite, encore frémissants, tout autour de son lit, chantonnant en secret de futurs exploits d’exploratrice collectionneuse .

Je gardais un œil sur elle, invisible et bienveillant.

Elle grandissait et les choses se compliquaient ; souvent solitaire, les tourments de l’adolescence l’isolaient davantage.

Elle dû quitter les sous-bois babillants pour le béton muet du lycée de la ville.

Lunatique à la maison mais solaire en classe grâce aux sciences naturelles et à la biologie, elle devint logiquement professeur de SVT et se retrouva à Paris pour un premier poste au lycée Pa …pasteur !

Rétrécissant encore son univers, elle emménagea dans un clair studio d’où elle put observer, de sa fenêtre, le passage des saisons et de rares lépidoptères. D’ailleurs quand mars le bagarreur saupoudra les terrasses de ses vertes hormones, elle se sentit plus tendre, réinstallant autour du lit une collection élargie de spécimens urbains.

Elle prit l’habitude, chaque matin, de puiser dans leurs poudreuses écailles pour se maquiller les yeux, et ces mortes couleurs organiques revivaient sur ses paupières à la manière des insectes.

Elle croisa un matin des déménageurs peinant dans l’escalier et trouva le soir, glissé sous sa porte, une invitation à faire connaissance, signée « votre nouveau voisin, Louis Papillon ».

Il n’y a pas de hasard, se dit-elle en fermant les yeux.

Ils s’unirent le mois suivant. Elle décora le tour de leur grand lit de sa collection agrandie de coûteux spécimens reçus en cadeau de mariage.

Lui n’aimait guère cette invasion quelquefois encore ondulante, mais se pliait à ses caprices.Le jour de leur premier anniversaire de mariage, elle lui offrit un couteau dont le manche, orné d’un machaon beige stylisé, portait ses initiales : LP en lettres irisées.

Un matin de muguet, en préparant ses cours, elle fut saisie d’un malaise si fort qu’elle crut voir s’envoler les papillons cloués.

Je ne la quittais pas du regard de la matinée.

Les jours suivants, son état empira. Elle consulta en cachette un interniste réputé et le verdict tomba : « papillome » du foie.

Il ne lui restait que quelques mois de vie, elle n’aurait pas d’enfants et plus de papillons. Elle maquilla une dernière fois ses yeux à l’encre poudrée d’un Morpho bleu, ouvrit la fenêtre et se mit à sourire.

Il la trouva le soir, le regard tourné vers le ciel, couchée sur ses trophées, morte comme eux, épinglée sous la poitrine par le joli couteau au manche de corne en forme de machaon, rouge cette fois.

Nous étions déjà loin, son âme accrochée à mes ailes croyant voguer sur un très rare lépidoptère atlante blanc.

Habile médiateur, le tribunal céleste me passa les menottes dans un arc–en-ciel aux nuances irisées.

Mai 2014 – Orteil d’Or 2014 – Nelly Radigois

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