Brisée, la glace

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25 / 06 / 2014
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Brisée, la glace

C’est au lycée, un matin de novembre, que je l’avais remarqué, tandis qu’il rangeait nerveusement ses crayons par ordre de grandeur. Le lundi d’après, je prenais les devants et osais lui tendre le tout petit qui manquait à sa collection. Il y eut ce jour-là un échange de regards gênés, de sourires de plus en plus insistants, bien après, des mains effleurées et toujours peu de mots.

Ma mère trouvait Louis « un peu frustre » et j’étais d’accord ; à vrai dire c’est ce qui me plaisait. Il m’était rafraîchissant autant qu’il lui glaçait les sangs, pour moi c’était un bénéfice secondaire. Elle ne saura décidément pas, pauvre maman, cette volupté non offerte à tous, de trouver sa vraie moitié, son ombre.

Enfin, il vint me chercher au volant de sa R5 orange partiellement rouillée, pour habiter avec lui une maison isolée labyrinthique autant qu’austère et sombre. Je trouvais là un refuge pour échapper aux études, à ma famille bien sous toutes les coutures, au monde et à ses compromissions polies.

Livreur chez Darty il déposait ci et là gazinières et lave-linge. Il poussait le service jusqu’à rapporter chez nous les vieux congélateurs dont les clients se débarrassaient. Il m’assurait alors qu’il ne garderait que le strict nécessaire. Mon père en homme clairvoyant, y devinait une conscience écologique, un signe sûr qu’il n’était « finalement pas si mal ».

C’était la première fois qu’un être me faisait sentir qu’il avait à ce point besoin de moi. Il ne souffrirait aucune infidélité, fut-elle fantasmée, aucun regard pour ailleurs, aucune critique sur ses projets. C’est à cet homme entier que j’avais noué mon destin. Pas de babiole dorée entre nous mais une vraie complicité.

Assez vite, je me retrouvais seule certaines nuits et il me semblait entendre le bruit, même discret, de la porte d’entrée qui se refermait. J’en notais pour moi les horaires, ils étaient forcément réguliers. Lui poser des questions serait passé pour un manque de respect de la liberté d’entreprise autant que de l’homme. Or la confiance n’est-elle pas le socle d’un foyer ?

Et puis qui sinon moi pouvait voir ses yeux brillants, noirs comme rarement, sentir ce désir violent qu’il me faisait connaître à son retour ? Ses virées privées nous liaient chaque fois un peu plus l’un à l’autre.

« Les actes en amour comptent plus que les mots » disait ma mère à qui il arrivait, sans doute par distraction, d’avoir raison. Mon diable d’homme n’avait jamais rien eu à me reprocher car je l’avais toujours satisfait. Je jurerais qu’elle ne peut en dire autant.

Lui n’a plus rien à voir avec le garçon timide que j’ai rencontré. Il a pris de l’ampleur, du charisme et de la profondeur. Les autres n’oseront plus l’importuner sans risquer de le regretter.

Quand il rentre le soir pour 21h30, il retire ses chaussures ; peu de femmes ont la chance d’avoir un mari aussi respectueux de leur ménage ; il pose sa veste près du feu, s’assied sur le grand fauteuil en vachette claire usé, fume une gitane et prend un fond de whisky que je luis sers toujours à la même température. Il dit immanquablement : « quelle journée ! » puis il me regarde et je pense savoir.

A ses côtés et par contraste, on me voit douce et patiente. J’ai l’air équilibré, quasi normal et même avenant comme je n’étais jamais parvenue à le paraître auparavant, au désespoir de ma triste maman. Je suis enfin femme quand je serais nulle au bras d’un autre. Mettez la belle avec le prince charmant et elle perdra de sa superbe. Sa noirceur me blanchit l’âme, nourrit mon éclat et je l’aime monstrueusement pour ça.

Je suis vivante comme jamais je ne l’ai été peut-être justement parce que tout chez lui me dépasse. Il est tellement plus que je ne serai jamais. Il est fascinant et ma soumission lui confère sa puissance et son autorité. Il ne me reste plus qu’à continuer de m’effacer, toujours rester dans son sillage, pour ne lui voler ni la vedette ni la culpabilité.

Nous dépendons l’un de l’autre et cela durera, durera… C’est sans cesse que je me le répète mais Louis n’est toujours pas là et ma tête va exploser. La faute à ce foutu soleil d’août qui a pris d’assaut la maison, qui l’inonde de sa lumière criarde, de sa chaleur insupportable et qui me met au supplice. Sous l’emprise de cette fièvre plus que du génie, je vais au sous-sol trouver de la fraîcheur à tout prix.

L’atmosphère y est moite, je me colle aux armoires de glace mais elles sont trop bien isolées et Louis n’est toujours pas là. Je tente alors de les ouvrir afin de gratter un peu de leur contenu pour ma nuque et mes bras mais elles sont cadenassées. L’un d’eux est à combinaison, j’essaie sa date de naissance : raté ! Celle de sa mère, son frère : rien ! Mes doigts tournent seuls pour composer le 12 11 1980 : notre première rencontre, et il cède.

Je trouve ce que j’étais venu chercher et plus encore. Une tendre gratitude pour celui qui m’a mise au centre de sa folie en préservant notre vie m’étreint. Obligée de déplacer quelques sacs, de détourner les regards, je murmure dans un souffle « mon chéri et ses manies ! » encore un peu intimidée par ces visages étrangers et surgelés, entreposés ici du plus grand au plus petit. 

Mai 2014 – Orteil d’Or – Christelle MERY

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