Sombre rentrée

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23 / 12 / 2013
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En tant qu’élève et en tant qu’enseignante, j’ai bien dû faire une bonne cinquantaine de rentrées ; une rentrée, c’est toujours une attente dans l’inconnu, une nouvelle aventure, parfois un changement de vie. On y pense à l’avance, on se questionne sur le choix qu’on a fait, plus ou moins conscient des risques encourus, sur le pourquoi de ce choix qui a peut-être été influencé par l’entourage ou des évènements inattendus.

J’ai le souvenir de rentrées joyeuses où l’on retrouve des collègues longtemps éloignées de notre lieu de vie, des rentrées surprenantes quand vous êtes nommée sur deux postes à la fois, des rentrées inquiétantes quand vous avez encore des ouvriers qui cognent, percent, peignent en sifflant dans votre école qui n’a pas eu le temps de se refaire une beauté pendant les si grandes vacances ou quand vous n’avez pas encore connaissance des programmes nouveaux qu’il faudra mettre en application, des rentrées mémorables sans salle de classe mais avec trente-huit mouflettes qu’il faudra bien caser quelque part pour faire un « bon C.P. » ou quand l’inspecteur débarque un deuxième jour de classe et que vous le mettez carrément et poliment à la porte parce que vous le prenez pour un voyageur de commerce …

Il en est une pourtant qui m’a profondément troublée et marquée au point que je ne puis l’évoquer sans émotion : nous sommes en 1940, l’école est obligatoire jusqu’à quatorze ans, j’ai treize ans et mon certificat d’études depuis juin 1939 ; j’ai connu l’exode, nous sommes sous l’occupation allemande, même dans mon village ; fin octobre, les écoles ont à peine réouvert leurs portes ; mon frère aîné sorti du cours complémentaire de Toucy cherche du travail, est menacé par le S.T.O., mon deuxième frère ne peut retourner dans ce même cours complémentaire occupé par les Allemands, il rejoint le C.C. de filles et prend pension en ville , ce qui n’est pas pour lui déplaire, à lui qui déteste l’internat ! Je me retrouve seule avec mes parents qui malgré leurs difficultés du moment et encouragés par mon inoubliable instituteur tant estimé, envisagent mon départ en pension à Auxerre. Pour moi, qui pense surtout à profiter encore du cocon familial, de mes camarades de classe, de mon village que je ne veux pas quitter, la décision pourtant courageuse de mes parents m’est un coup brutal jusqu’à penser qu’on ne veut plus de moi à la maison et à l’école ! C’est faux , bien sûr…

… Et je vois ma grand-mère et ma mère coudre des numéros 4 sur tous mes vêtements ; je suis un numéro ; je suis le 4 et de plus, il me faut le manteau bleu marine, la jupe bleu marine, le chapeau bleu marine ; je suis le N°4 bleu marine ! Uniforme oblige !

Arrive le 15 novembre ; par un après-midi tristement brumeux, accompagnée de mes parents taciturnes, je franchis, stoïque, le lourd et impressionnant portail du 14, rue de la Fraternité, à Auxerre : le N°4 entre au pensionnat ! Je me sens prisonnière ; je suis loin de penser que je vais y rester six ans ! Après les paperasseries d’usage, une vieille demoiselle au visage fripé préside sèchement à mon installation : « ici, à côté du préau, c’est le vestiaire ; pendez votre manteau, posez votre chapeau dans le casier au-dessus, en bas vos chaussures et votre boîte de brosses et cirage, là- bas votre parapluie, j’ai dit là-bas » ! Plus loin, place pour la « boîte à provs »; je la revois encore cette boite à provisions à l’odeur caractéristique, le trésor de la pensionnaire qui ne s’ouvrira que pour le goûter ! A l’intérieur, quelques gâteaux, des barres de chocolat, un ou deux pots de confiture maison, des pommes, du fromage parfois « avancé » et odorant à souhait !

Les rangements continuent au « petit dortoir » où je fais mon lit comme les onze autres pensionnaires ; à côté, la « salle d’eau » : deux longs lavabos de zinc parallèles et des robinets ne fournissant que de l’eau froide ; les objets de toilette encore rangés dans un casier N°4 ! L’installation enfin terminée, je rejoins mes parents prêts à me quitter ; on s’embrasse et je crois bien que des larmes coulent sur les joues de ma mère visiblement très émue.

Après le dîner dans un grand réfectoire sinistre, je fais connaissance avec quelques filles aussi ravies que moi d’être en pension ; sous le préau, on cire les chaussures, (ou on fait semblant) et enfin c’est l’heure du coucher ; après une toilette succinte, je m’enfonce dans mon lit , me cache sous les couvertures et je pleure à chaudes larmes ; je ne suis pas la seule ; la pionne indisposée par nos sanglots nous console par de chaleureuses paroles : « Silence mesdemoiselles, dormez ! »

C’en est trop, quelque chose s’est cassé en moi, un sentiment de rupture m’envahit ; la gamine que je suis encore, va devoir prendre une route nouvelle, se plier aux ordres de quelques cornettes intransigeantes, accepter de se soumettre à des horaires immuables, de ne retourner en famille qu’aux vacances de Noël, Pâques et grandes vacances, de partir en promenade obligatoire le jeudi et le dimanche en tenue … bleu marine et en un rang impeccable, par deux, que nous avons vite fait de rompre à la sortie de la ville pour s’ébattre du côté de Perrigny, St Georges, Monéteau… des petits villages encore éloignés d’Auxerre à cette époque.

De mois en mois, d’année en année, la pensionnaire N°4bleu marine pâlissant, frondeuse sur les bords, chahuteuse en maintes occasions, a su vivre son adolescence des années quarante dans la bonne humeur grâce à un bon esprit de camaraderie et de partage au sein d’une collectivité de filles venues d’ horizons divers et acceptant leurs différences. L’hiver 1940 très froid, les années de restrictions, la peur des bombardements, nous ont appris la solidarité, la débrouillardise, les gestes ingénieux et nous ont fait découvrir les mérites de nos valeureux parents.

16 décembre 2013 – Fragments – Marité G.

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